Suivre les déplacements des écureuils grâce à des caméras que l’on dispose dans la nature : tel est le programme étonnamment stimulant de Nuts, la sensation ludique indépendante du moment. Et aussi : l’épisode IX de la série de jeux de rôle japonaise Ys, sous-titrée Monstrum Nox, et l’arrivée du très beau Haven sur PS4 et Switch.
Mais où est-il passé ? Après être descendu de son arbre, avoir traversé le petit pont et s’être dirigé vers le buisson, on aurait juré que l’écureuil allait réapparaître de ce côté, mais il n’en est rien. Alors on rembobine le film et on se rapproche de l’écran pour mieux voir. On jette un œil à ce qu’a saisi la caméra 2, et ensuite la 3, mais toujours aucune trace du petit rongeur. Il va falloir retourner sur place et changer l’emplacement des caméras avant la nuit prochaine. En espérant que, cette fois, on arrivera à suivre un peu plus loin le parcours de ce contrariant animal.
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Cher journal
Telle est notre activité pendant la majeure partie de Nuts, jeu indépendant dont les concepteurs sont éparpillés entre Reykjavik (pour son game designer belge Joon Van Hove), Berlin, Copenhague et Montréal. Pour remplir cette lourde tâche, nous sommes seul·e, déposé·e dans un coin de nature avec une caravane contenant tout l’équipement nécessaire : des écrans et des caméras, donc, mais aussi un téléphone et un fax grâce auxquels nous recevons nos instructions. Et puis, accessoirement, un lit (qu’on ne semble pas occuper énormément). Et un tableau en liège sur lequel on ne manquera pas de punaiser le programme de chaque mission ainsi que photos les plus intéressantes obtenues au cours de nos recherches, à moins qu’on ne préfère les coller dans notre journal. Car une imprimante permet par bonheur de les tirer sur papier, ce qui permettra aussi de les faxer à notre interlocutrice téléphonique qui, si le résultat lui convient, ne manquera pas de nous appeler – c’est toujours bien, on se sent moins seul·e.
Notre but, au départ, est de prouver qu’une colonie d’écureuils vit toujours en ces lieux dont l’équilibre risque d’être bouleversé par la construction imminente d’un barrage par une entreprise pas vraiment au-dessus de tout soupçon. Mais, plus le temps passe, plus ce qui se joue semble se dérouler aussi à un tout autre niveau.
De « Firewatch » à « Blow Out »
On aimerait proclamer que Nuts ne ressemble à rien de connu, mais ce serait inexact. Disons plutôt que, s’il rappelle un certain nombre de jeux eux-mêmes déjà plutôt audacieux, c’est en donnant le sentiment d’en détourner les idées plutôt que de simplement se les approprier, pour les (et nous) entraîner ailleurs. Imaginons un Firewatch dans lequel on ne saurait pratiquement rien du personnage que l’on incarne et dont les paysages ne seraient pas luxuriants mais tellement stylisés et dépouillés qu’à la longue, ils en deviendraient presque oppressants. Un Her Story (ou Telling Lies, du même Sam Barlow) dans lequel on n’étudierait pas des bandes vidéo pour se rapprocher de l’humain (sa richesse, ses complexités, ses failles) mais plutôt pour s’en éloigner, en ligne non pas droite mais tortueuse. Nuts est un walking simulator qui ne laisse aucune véritable place à la contemplation rêveuse, un jeu de reconstitution de ce qui a eu lieu (pensez Return of the Obra Dinn) mais centré sur le détail et l’éphémère, un jeu de manipulation de systèmes technologiques (In Other Waters, Stories Untold) dans lequel ces outils sont à la fois des béquilles et des chaînes. Si c’était un film, ce serait Blow Up (de Michelangelo Antonioni) ou Blow Out (de Brian De Palma), ces fictions de la reconstitution obsessionnelle de ce qui a été, mais avec comme seul vrai sens à rechercher celui de la course des écureuils.
Cerner l’instant
Jeu de surveillance animalière dans lequel tout est une affaire de cadrage (jusqu’au moment où, courant entre collines et crevasses, nous croyons devenir la caméra), Nuts est d’abord une expérience du temps qui, ici, se révèle à la fois précisément délimité (l’écureuil apparaît toujours au même endroit à la même seconde) et infini (car on peut passer autant de jours et de nuits que l’on veut pour boucler chaque chapitre). C’est un temps que l’on peut manipuler, ralentir, accélérer ou faire repartir en arrière à volonté pour traquer ce moment clé où l’écureuil a bifurqué et que, de nos caméras, on cherche à encercler. Rends-toi, l’instant : tu es cerné. Parfois, c’est enivrant. A d’autres moments, ça rendrait presque fou – fou à hurler. Dans tous les cas, c’est une affaire tout à la fois étrange et stimulante, quasiment métaphysique.
Œuvre au propos ouvertement écolo, Nuts ne joue pas la carte de l’enchantement par la nature comme le récent Alba : A Wildlife Adventure mais, plutôt, de la déréalisation inquiétante. Sur ces territoires mutants où l’on pénètre en quittant la grande route pour s’engager sur un sentier d’apparence banale plane une ambiance de fin du monde. D’ailleurs, que penser des couleurs improbables et changeantes, alternativement criardes et délavées, de ces forêts sans épaisseur qui semblent déjà abandonnées ? Comment ne pas ressentir un petit coup au moral à force d’errer sous la pluie au milieu d’épaves de voitures empilées et sous un ciel rose foncé ? On croirait ces lieux déjà morts, en voie d’effacement. Seuls y survivent les écureuils, ce peuple fuyant, ces résistants.
C’est rarement une grande idée de révéler comment se termine une œuvre, qu’elle soit littéraire, filmique ou vidéoludique, mais c’est encore plus vrai que d’habitude dans le cas de Nuts. On dira juste qu’il faut la voir, la vivre. Qu’elle va quelque part.
Nuts (Joon, Pol, Muuutsch, Char & Torfi / Noodlecake Games), sur Switch, Windows et Mac, environ 20 €. Egalement disponible sur Apple Arcade. Quelques bugs (plantages, disparitions de sauvegardes) entachent un peu l’expérience Nuts, du moins dans sa version Switch testée avant sa sortie. On espère les voir corrigés dans une mise à jour du jeu.
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Et aussi :
Ys IX : Monstrum Nox
Parmi les monuments historiques du jeu de rôle et d’aventure japonais, il y a Final Fantasy, Dragon Quest ou The Legend of Zelda, mais aussi d’autres séries moins connues par chez nous. L’une des plus précieuses s’appelle Ys. Oui, comme la ville bretonne engloutie, même si les aventures du jeune Adol Christin aux flamboyants cheveux rouges n’ont, depuis 1987, qu’un lien très (très) vague avec la légende. Relevant de l’action-RPG, Ys avait ébloui avec son épisode VIII, Lacrimosa of Dana (pas forcément comme la vallée). Plus urbain dans ses environnements et classique dans sa structure, le IX pourra décevoir au premier abord ceux qui rêvaient d’un nouveau grand voyage mais accroche sur la durée par sa belle maîtrise des fondamentaux du genre : l’art du combat, le développement des personnages, l’articulation entre un destin collectif et des parcours individuels – ceux d’Adol, donc, et de quelques camarades qui se retrouvent doté·es de super-pouvoirs. Après Atelier Ryza 2 et en attendant Bravely Default II ou Persona 5 Strikers, l’année commence décidément bien pour le jeu de rôle japonais.
Sur PS4 et PS5, Nihon Falcom / NIS America, environ 60 €. A paraître sur Switch et Windows.
Haven
Chez les éditeur·rices, la règle semble être de lancer d’abord les nouveaux jeux sur les consoles de l’ancienne génération et de revenir plus tard avec des versions « optimisées » pour les nouvelles Xbox Series et PS5. Ceux de Haven, jeu de rôle tenant à la fois de la romcom interactive et de la simulation de dérive futuriste qui fut l’un de nos coups de cœur de la fin d’année, ont fait le choix inverse : livrer en premier la version la plus luxueuse pour, ensuite seulement, adapter leur création à des machines moins puissantes, ce qui, pour le coup, demande un vrai gros travail d’optimisation. Sur la modeste Switch, l’expérience se révèle bien la même que sur les consoles dernier cri car les développeurs montpelliérains de The Game Bakers ont su privilégier l’essentiel : le style, le flow, quitte à y laisser quelques plumes graphiquement. Pour une œuvre dont le rapport à l’intime est un aspect essentiel, le passage en mode portable se révèle par ailleurs très bénéfique. Voilà ainsi Haven changé en parfait jeu-compagnon à emmener avec soi comme un roman qu’on aime fort et qu’on serre contre soi en quête de réconfort.
Sur Switch et PS4, The Game Bakers, environ 25 €. Déjà disponible sur PS5, Xbox Series X/S, Xbox One et Windows.
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