La mini-société qui se construit place de la République à Paris depuis le 31 mars se veut démocratique, engagée et égalitaire. On est allées voir quelle place est accordée à la parole féministe au sein de ce soulèvement populaire.
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Une société égalitaire doit aussi l’être entre les sexes. Place de la République, entre canettes de bière et sandwiches merguez, tous les participants à Nuit Debout s’accordent à le dire. Ça, et toutes les autres idées plus ou moins révolutionnaires qui émergent de ce think tank à ciel ouvert.
Depuis le 31 mars, des assemblées générales ont lieu tous les jours et réunissent des centaines de personnes. Tous ceux qui ont quelque chose à dire prennent le micro et participent à la création de la “constitution sociale”. Ce soulèvement issu de la société civile, inspiré de celui des Indignés espagnols, est né de la colère qui a suivi l’annonce du projet de loi travail. Si le premier soir, ils étaient 500, aujourd’hui on recense près de 2000 personnes à Paris et 61 villes participantes dans tout le pays. Des collectifs se sont également montés en Belgique, aux Pays-Bas et en Espagne.
On s’intéresse à l’inclusion des femmes dans la mécanique du mouvement, à la parité, et au temps de parole.
Anti-capitalisme, protection de la planète, droit des immigrés… On vote à main levée et l’assemblée est souvent unanime. Nuit Debout ne se revendique d’aucun bord politique, mais la tendance est clairement à gauche, voire à l’extrême gauche. Les sujets votés sont discutés au préalable dans des commissions, des groupes de réflexion thématiques ouverts à tous. Économie, Santé, éducation, les thèmes sont variés. Pas très étonnant donc, qu’un groupe s’intéresse à la question des femmes.
Inclusion des femmes, parité et temps de parole
Debout au milieu de la place, Émilie, 25 ans, tient en l’air un morceau de carton qui indique “Commission Féministe”. Au dos, une citation de Georges Wolinski: “Être scandaleux, c’est dire aujourd’hui ce que tout le monde dira dans dix ans”. C’est la première fois qu’elle rejoint le mouvement. “J’ai trouvé la pancarte. Là je suis un peu toute seule mais j’essaie de réunir du monde.” Elle tourne sur elle-même et lance: “Qui veut débattre? Commission féministe!”
À République, les choses sont simples. La commission se réunit tous les jours à 20h30, le lieu est défini par l’endroit où s’assoit celle qui tient la pancarte, les participants sont les premiers arrivés. Émilie est rapidement rejointe par une vingtaine de personnes. Deux bouts de ficelles et une courte échelle plus tard, le morceau de carton est fixé à un poteau électrique. Le petit groupe s’assoit en cercle et la commission est déclarée ouverte. En deux heures de débat, le cercle s’agrandit au fur et à mesure. On y parle port du voile, littérature féministe, et mesures de sécurité pour les femmes qui restent sur la place la nuit. Mais surtout, on s’intéresse à l’inclusion des femmes dans la mécanique du mouvement, à la parité, et au temps de parole.
“Les hommes se lèvent tout de suite pour prendre la parole. Les femmes ont plus de mal mais elles n’en pensent pas moins.”
Plusieurs participantes se plaignent d’avoir été coupées dans leurs interventions au cours de l’assemblée générale. Ce soir-là, une délégation de la commission féministe a dégainé le chronomètre: certains hommes ont pu intervenir pendant 9 minutes, aucune femme n’est allée au delà de 4, et 70% des intervenants étaient masculins. Elles s’agacent que, comme d’habitude, les femmes aient été bien plus coupées. Pour Nicolas Framont, sociologue rattaché à l’université Paris-Sorbonne et rédacteur au sein de la revue Frustration, “Nuit Debout’ nécessite de parler fort, d’être effronté, d’assumer ses positions, et surtout de considérer qu’on mérite d’être entendu par tout le monde. Pour des questions d’éducation, les femmes sont souvent moins assurées que les hommes”.
Laura*, qui suit le mouvement depuis ses débuts, en est témoin: “Les hommes se lèvent tout de suite pour prendre la parole. Les femmes ont plus de mal mais elles n’en pensent pas moins.” Pas facile pour ces dernières de se réapproprier la parole publique et politique. Selon le sociologue, qui suit les manifestations depuis leurs débuts, “l’ambiance est plutôt bienveillante. Les revendications féministes y sont écoutées, soutenues, plus qu’ailleurs. Mais il faut laisser le temps au mouvement de grandir”. Et aux femmes de s’imposer.
« Les militants sont conscients des inégalités et ne demandent qu’à les combattre »
Pour favoriser cette évolution, il y a les réunions féministes non mixtes. Leur création fait débat car Nuit Debout se veut être le plus inclusif possible, et que le problème ne concerne pas que des femmes. “Les homosexuels et bisexuels souffrent aussi de l’oppression du virilisme (sic) et redoutent aussi potentiellement la prise de parole, explique Nicolas Framont. Tracer une limite en fonction du genre visible d’une personne peut être problématique.”
“Le féminisme comme toutes les autres luttes peut en profiter pour s’inclure dans les débats, économiques, politiques, sociaux.”
Autour du cercle, des hommes tendent une oreille discrète mais ne s’assoient pas, bien qu’il s’agisse cette fois d’une commission mixte, et que le débat leur soit donc ouvert. “Nuit Debout a tendance à reproduire les erreurs du monde politique actuel, mais les militants sont conscients des inégalités et ne demandent qu’à les combattre, explique Nicolas Framont. Le féminisme comme toutes les autres luttes peut en profiter pour s’inclure dans les débats, économiques, politiques, sociaux. Le mouvement va ensuite digérer tous ces nouveaux paramètres et en tirer quelque chose.”
Reste à voir si ce “sursaut citoyen”, qui commence à agacer la mairie de Paris, va grandir. Le mouvement est fragile et sur la place, personne ne se fait d’illusions sur sa durée de vie. Mais plus qu’une révolution, Nuit Debout est avant tout le commencement de quelque chose. Un ras-le-bol qui a du potentiel. En Espagne, le mouvement des Indignés avait donné naissance à Podemos, parti d’extrême gauche qui a remporté en 2015 les mairies de Madrid et Barcelone. À leurs têtes, il y a deux femmes.
Cet article a été publié initialement sur Cheek Magazine
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