Des décombres post-Katrina, une nouvelle génération a émergé, entre solidarité et initiatives alternatives. Virée chaude dans le French Quarter, balade downtown et rencontre avec un jeune collectif d’artistes bouillonnant de La Nouvelle-Orléans.
La Nouvelle-Orléans, un matin de semaine comme un autre, au croisement de Music Street et Royal Street avec le Faubourg Marigny. Deux jeunes filles, pantalon de cuir pour l’une, chapeau de paille pour l’autre, sortent du bar Big Daddy’s.
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Visiblement éméchées, elles grimacent face au soleil qui vient de se lever. Un punk à crête bleue leur jette un regard absent, allume une cigarette et finit sa bière. Un cadre traverse la rue vers sa voiture, se rendant sans doute au travail. Habillé en costume de ville, il porte sur la tête un bonnet à grelots type fou du roi, bariolé de violet et de vert.
Bienvenue à Nola (New Orleans Louisiana), cité américaine de la bizarrerie, de l’extravagance et de la fête. Même les enterrements sont joyeux ici, portés par ces orchestres dits “second lines” qui emmènent le cortège funèbre vers le cimetière en chantant et dansant au son des cuivres, le dimanche matin.
Une parade par jour lors de la “Mardi Gras season”
La joie de vivre transpire par tous les pores de cette ville. C’est d’autant plus visible au creux de l’hiver, lors de la “Mardi Gras season”. Un peu plus d’un mois au cours duquel les Néo-Orléanais célèbrent la tradition (cette année, du 6 janvier au 13 février 2018). Masques déguisements et renversement de l’ordre social, comme au temps des colons où les esclaves pouvaient, pour une journée, se glisser dans la peau de leurs maîtres et se moquer d’eux.
Tous les jours, une parade est organisée et chaque krewe (“équipe”) défile dans son quartier avec son char, ses emblèmes, ses costumes et son orchestre. Ne vous étonnez pas non plus de ces gens qui mettent leur iPhone en mode speaker dans les rues pour que chacun en profite, ni de ces dollars épinglés sur les vestes et distribués aux inconnus quand on célèbre un anniversaire. “Profite du bon temps !” ou, en VO, “Let the good times roll !”, comme l’exige la devise de la cité.
La Nouvelle-Orléans a beau être une ville américaine, elle se contrefiche de la bienséance et des usages en cours dans le reste du pays : Nola n’en fait qu’à sa tête… Nulle interdiction de consommer de l’alcool dans la rue ou de restriction d’horaire pour les établissements qui en vendent. Ces lois permissives attirent les curieux souhaitant s’encanailler et les énergumènes de tous poils.
Souvenirs de La Conjuration des imbéciles
Dans le Quartier français, après minuit, on trouve encore aujourd’hui des représentants de cette faune qu’Ignatius, le héros de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, conspue dans sa fameuse tirade devant le magasin D. H. Holmes, où sa statue est érigée :
“Cette ville est célèbre pour ses joueurs invétérés, prostituées, exhibitionnistes, Antéchrists, alcooliques, sodomites, drogués, fétichistes, onanistes, pornographes, fraudeurs, jades, jeteurs de détritus, lesbiennes, tous protégés par la concussion !”, s’indigne-t-il faussement auprès d’un flic qui tente de l’arrêter. “Et vous voulez me mettre en prison ? !”
Certains poussent l’hommage jusqu’à aller, comme lui, avaler un hot-dog au Lucky Dogs, à un pâté de maisons de là. Les habitants du French Quarter s’inquiètent pourtant : la vie nocturne y serait menacée. En témoigne une opération menée par la police, début décembre, contre cinq clubs de strip-tease réputés.
“Est-ce vraiment pour des raisons de salubrité qu’ils furent fermés, se demande Gambit, un hebdo local… ou pour autre chose ?” La mobilisation de la population, en soutien aux travailleuses de la nuit, poussa finalement les autorités à rouvrir les établissements. Et la nuit reprit ses droits…
Des concerts chaque jour dès 14 heures dans le French Quarter
De jour, le French Quarter a moins de charmes. Les oiseaux de nuit laissent la place aux attrape-nigauds et autres vendeurs de pacotille : pseudo-boutiques vaudoues où des “sorcières” postées en vitrine se morfondent, mauvais restaurants dits “français” ou “cajuns” qui servent de la nourriture louche à base d’alligator, faux jazz-bars sans âme où des groupes de seconde zone reprennent des classiques comme si on était toujours en 1950.
Il faut descendre vers le sud, Downtown, pour retrouver l’âme de la ville en journée. C’est d’abord Frenchmen Street, ses poètes de rue et ses concerts dans la quinzaine de salles qui rythment cette grande artère. Chaque jour, dès 14 heures, les musiciens s’y démènent comme de beaux diables (ils sont surtout payés au pourboire).
Un peu plus bas, on se perd dans les bacs de la Louisiana Music Factory, le célèbre disquaire aux dizaines de milliers de vinyles et de CD, classés par genres et sous-genres (“1930’s blues”, “Cajun pop”, “Sissy bounce”…). Une institution.
John Boutté, le Sam Cooke du XXIe siècle
Et la balade est d’autant plus réussie quand on a la chance d’assister à un show du grand John Boutté, le Sam Cooke du XXIe siècle, dans son club, le d.b.a. Connu notamment pour avoir composé le thème principal de la série Treme, Treme Song, Boutté est surtout un excellent performeur.
Sa reprise de Louisiana 1927, la chanson de Randy Newman sur l’ouragan qui dévasta l’Etat, fait monter les larmes aux yeux de la moitié du public : “Louisiana, they try to wash us away…” (“Louisiane, ils essaient de nous effacer”), s’enflamme le musicien.
Le drame de Katrina, il y a treize ans, est encore présent dans tous les esprits. Et encore bien visible aussi : les maisons éventrées sont légion. Plasticienne installée à Nola depuis près de trente ans, Kristin Meyers évoque “l’eau montant jusqu’au cou, les gens coincés chez eux pendant des semaines, le sentiment d’avoir été abandonnés à notre sort”. Elle n’a eu de cesse de reconstruire, à commencer par son atelier, entièrement détruit par l’inondation.
Une solidarité nouvelle, née des décombres de Katrina
Avec l’aide de voisins, elle a remis les murs de sa vieille baraque debout, et a pu recommencer à zéro. On n’y voit désormais que du feu. La végétation a envahi les dernières ruines et les pièces se sont remplies des nouvelles sculptures qu’elle a créées depuis 2006 à partir des détritus collectés après l’ouragan sur les bords du Mississippi.
C’est d’ailleurs cette solidarité nouvelle, née des décombres, qui ressort le plus souvent des récits du drame. Comme le phénix renaissant de ses cendres, la ville en serait sortie plus forte, plus unie ; des communautés et quartiers autrefois complètement étrangers les uns aux autres s’étant rapprochés dans la nécessité de rebâtir ensemble.
Pas d’angélisme pour autant : Nola reste l’un des endroits les plus ségrégués et racistes du pays. Les Noirs sont toujours cantonnés aux quartiers les plus pauvres (le Ninth Ward District) et l’on entend encore parler de nos jours de ces Blancs qui déménagent quand une famille afro-américaine s’installe dans leur voisinage… Reste la jeunesse, qui s’est affirmée dans l’immédiat après-Katrina, en repartant sur de nouvelles bases.
“La ville dans laquelle moi et mes amis avons grandi était une sorte de tabula rasa, comme un immense terrain de jeux”, explique Lene de Montaigu. Cette étudiante en art et photographe vingtenaire nous emmène dans ses lieux de prédilection, dans le quartier de Bywater.
Un chanteur-compositeur qui fait penser à Frank Ocean
Une base navale abandonnée, d’immenses bâtiments entièrement vides, squattés et généreusement tagués ; une maison transformée en salle de concerts, The Music Box, où des soirées s’improvisent jusqu’à l’aube chaque été ; enfin The End of the World, squat à ciel ouvert, au bout du canal, où l’on se retrouve le soir au coin du feu pour refaire le monde.
Brandon Ares est l’une des voix de cette nouvelle génération. Chanteur-compositeur d’allure androgyne, il fait penser à Frank Ocean par son côté psychédélique, sa voix grave capable de monter dans les aigus, son style trip-hop. Tous les deux viennent d’ailleurs du même quartier, précise le jeune homme, rencontré après sa performance au Hi-Ho Lounge, ce club du Faubourg Marigny où cette nouvelle scène se retrouve le samedi soir.
Brandon fait partie du Pink Room Project, un collectif d’artistes (musiciens, photographes et fashion designers), dont on retrouvera plusieurs membres, aussi doués les uns que les autres, aux quatre coins de la ville. Leader du groupe Boyish Charm, son ami Ryan Rowley se revendique pour sa part de l’héritage de la cold-wave et du postpunk.
Bien qu’hétérosexuel, il aime se travestir quand il pose pour la photo. Un geste qu’il inscrit dans la culture carnavalesque de sa ville, ce renversement des rôles et des valeurs que permettent le déguisement et le masque. “La Nouvelle-Orléans, au fond, c’est cette ville sale, avide et pauvre, mais aussi flamboyante et magnifique”, s’enthousiasme Laura, l’une des manageuses du collectif. “Les gens viennent ici pour s’ouvrir.”
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