La tendance aux castings orientés vers la pluralité des profils bouscule les codes du mannequinat et donne l’illusion d’une vraie représentativité de la société. Pourtant, de graves discriminations subsistent.
La tendance aux castings orientés vers la pluralité des profils bouscule les codes du mannequinat et donne l’illusion d’une vraie représentativité de la société. Pourtant, de graves discriminations subsistent.
Pour la 45e édition du calendrier Pirelli, le photographe Tim Walker a réuni dix-sept personnalités noires dans une ré-interprétation pop d’Alice au Pays des Merveilles. L’actrice sexagénaire et bien en chair Whoopi Goldberg y côtoie la drag queen super star Ru Paul et le top albinos Thando Hopa. Depuis quelques années le célèbre calendrier, puissante référence en matière de glamour, s’inscrit dans un mouvement de contestation des standards traditionnels du mannequinat.
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Le rejet des codes rétrogrades – blancheur, maigreur, jeunesse – réapparait épisodiquement depuis un demi siècle, porté par des militants antiracistes et féministes ainsi que par quelques créateurs, dont Thierry Mugler et Jean-Paul Gaultier dans les années 80 et 90. Il s’est intensifié depuis le début des années 2010, jusqu’à devenir quasiment mainstream. Au point que le stéréotype du top model porte-manteau soit, aux yeux des « millenials », synonyme d’impardonnable faute de goût.
La diversité à tout prix
En réaction aux vieux diktats, les marques de luxe, les enseignes de fast fashion et les magazines d’avant-garde privilégient l’inclusion de profils proscrits jusqu’ici. Le casting idéal comprend d’abord des emblèmes de la diversité. Le géant H&M a ainsi recruté tour à tour les icônes transgenres Hari Nef et Caitlyn Jenner, le mannequin Mariah Idrissi portant un hijab, ou encore l’égérie taille 44 Ashley Graham.
Les modèles aux profils atypiques sont aussi très sollicités : le top Winnie Harlow, atteinte de vitiligo, est l’égérie de Desigual. Salem Mitchell, avec sa frimousse aux innombrables tâches de rousseur, l’un des nouveaux visages de Converse. Rick Genest, alias « Zombie Boy », dont le corps est intégralement recouvert de tatouages, a défilé pour Thierry Mugler. Caitin Stickels et ses intrigants « yeux de chat » ont fait la couverture du magazine V.
Paradoxalement, les physiques dits « ordinaires » sont également très recherchés. Le créateur Jacquemus, le label Y/Project, la marque J. Crew et bien d’autres ont ainsi choisi leurs amis pour poser dans leurs campagnes, dans un esprit girls and boys next door. Martin Franck, spécialiste du street casting, constate d’ailleurs une demande croissante « d’images de la vie courante » incarnées par des « gens normaux« . Simple phénomène de mode ou tendance de fond, cette quête d’une meilleure représentativité bouscule les normes du mannequinat. Mais la route vers la disparition des discriminations est encore très longue…
Gras, poils, strabisme
Révoltés par un conservatisme persistant, ou simplement conscients de l’émergence d’un marché de niche, des professionnels du casting et des jeunes amateurs de style ont ouvert des agences alternatives, avec l’ambition de faire voler en éclats les normes du mannequinat. Beaucoup font le choix de la pluralité, comme Model Talking à Barcelone, Anti-Agency et Nii Agency à Londres, Tomorrow is Another Day à Cologne, Lumpen à Moscou, Cat-B à Kiev, We Are Unlike You à Berlin, Midland à New York ou Güerxs à Mexico.
D’autres ont opté pour une spécialisation. À Moscou, Oldushka emploie exclusivement des modèles de plus de quarante cinq ans. Dans les années 90, le Londonien Del Keens a été casté par l’agence pionnière sur le créneau des anti-stéréotypes : Ugly Models. Avec son physique atypique, il a posé pour Levi’s et Calvin Klein. Avant de créer sa propre agence à Berlin, sa ville d’adoption, en 2012 : Mistfit Models.
Dans ce contexte, et grâce à la force de frappe des réseaux sociaux, on a découvert des mannequins aux profils aussi inattendus que Moffy (qui se distingue par un fort strabisme), Madeline Stuart (jeune fille trisomique), Tess Munster (118kg pour 1,65m), ou encore Scarlett Costello et son monosourcil. Jillian Mercado, en fauteuil roulant en raison d’une dystrophie musculaire, a été l’égérie de la marque de jeans Diesel. Aimee Mullins, amputée des deux jambes sous les genoux, a défilé pour la maison Alexander McQueen et posé pour des campagnes L’Oréal. Des carrières inimaginables il y encore quelques années.
« Des gens qui ne ressemblent pas à tout le monde »
Pourtant, à y regarder de plus près, les tentatives de réalisme des marques échouent à plusieurs niveaux. D’abord, si les standards ont évolué, ils n’ont pas tout à fait disparu. Dans ses castings, Martin Franck traque des gens avec « du caractère, qui ne ressemblent pas à tout le monde« . Les mannequins des défilés de Balenciaga et du label Vetements – les deux maisons dirigées par Demna Gvasalia – illustrent bien ces nouvelles directions esthétiques.
D’autre part, cette tendance à la pluralité est loin d’être générale. Jean-François Amadieu, sociologue, directeur de L’Observatoire des discriminations et auteur de La Société du paraître – Les beaux, les jeunes… et les autres, (ed. Odile Jacob, 2016) est formel : « On ne peut pas parler pour l’instant de raz-de-marée. Dans les pages des magazines féminins, il n’y a pas de mannequins aux profils atypiques« .
L’agence de l’ancien mannequin Del Keens, Misfit Models, caste « surtout pour des publicités et des clips de musique. » Son fondateur déplore le mépris des marques de mode :
« Les gens de la mode aimeraient qu’on fasse les modèles gratuitement ! Ils pensent que porter leurs vêtements est un privilège et ne veulent pas nous payer en échange !!! «
Des « ugly laws » tacites
Les enseignes qui prétendent s’engager pour plus de représentativité le font rarement par pur militantisme. Jean-François Amadieu dénonce la stratégie « des annonceurs et des couturiers [qui] font des coups médiatiques en choisissant des profils différents. » Certains modèles aussi visent le buzz derrière un discours engagé. Quand le top Bethany Townsend, souffrant de la maladie de Crohn, a posté une photo d’elle avec ses poches de stomie sur Instagram en 2014, cela a certes permis de parler de cette maladie, mais a surtout braqué le projecteur sur la mannequin elle-même.
Malgré les apparences, la pluralité recréée pour les besoins du marketing est très idéalisée. Tous les types de physiques ne sont pas représentés. J.-F. Amadieu évoque les « ugly laws » qui ont été en vigueur dans certaines villes des Etats-Unis pendant près d’un siècle : elles prohibaient l’apparition en public des personnes qualifiées de laides. Aujourd’hui, des lois tacites continuent à exclure une importante partie de la population du grand spectacle de la mode. « C’est souvent sur le poids que ça bloque : on ne montre plus l’anorexie, mais pas non plus l’obésité, regrette le sociologue. » Pire encore : « Quand on montre une différence ou un handicap, il faut toujours que la personne compense par une autre caractéristique : une très grande beauté, un immense talent, une intelligence remarquable. » Hélas, qui dit pluralité ne dit pas nécessairement égalité.
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