Santé, justice, social, éducation, recherche, culture : le gouvernement veut imposer une logique entrepreneuriale à ces secteurs. Les professionnels s’y refusent. Un an après l’Appel des appels, le psychanalyste Roland Gori raconte une nouvelle étape de la lutte.
Bio Express ROLAND GORI
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Psychanalyste, professeur à l’université d’Aix- Marseille-I, Roland Gori est à l’initiative, avec Stefan Chedri, de l’Appel des appels lancé en décembre 2008. Il réunit des professionnels de la santé, du travail social, de la justice, de la recherche, de tous les secteurs dédiés au bien public, pour résister à la destruction de tout ce qui tisse le lien social. Parmi ses ouvrages publiés : Exilés de l’intime (2008), La Santé totalitaire (2005), Logique des passions (2003).
Un an après l’Appel des appels, lancé le 22 décembre 2008, vous repartez à la charge avec un livre appelant à “l’insurrection des consciences”. Quelle fonction attribuez-vous à ce nouvel appel ?
Le livre de l’Appel des appels que nous avons coordonné, Barbara Cassin, Christian Laval et moi, rassemble environ vingt des contributions les plus symboliques de ce mouvement d’opposition sociale et culturelle. Au début de l’année, L’Appel avait reçu en quelques semaines le soutien de près de 80000 signataires. C’est du coeur de nos métiers de la santé, de la justice, du travail social, de l’éducation, de la recherche, de la culture, de l’information, qu’un collectif de professionnels s’est constitué pour alerter les pouvoirs publics et l’opinion publique sur le caractère idéologique des réformes qui tendent à instrumentaliser leurs métiers.
Quels sont les symptômes de cette souffrance généralisée dans tous ces métiers ?
On a pu constater que l’avalanche des nouvelles réformes gouvernementales tendaient à mettre en oeuvre un recodage de nos métiers sur le modèle de l’entreprise. Nous sommes dans une civilisation d’usuriers où le maître-mot est le profit. Pour les financiers, l’humain est devenu le moyen de produire encore plus d’argent. Par exemple, la gestion à l’hôpital n’est plus le moyen logistique du soin, c’est le soin qui est devenu le moyen de justifier la gestion et d’accroître la pression de la tarification sur les actes des soignants. Notre ouvrage appelle à une vigilance citoyenne, il sert de signal d’alerte. Demain, il sera trop tard pour soigner, éduquer, informer, pour juger en toute liberté et en toute indépendance !
Pour reprendre une formule de Freud, le “malaise dans la civilisation” est-il au coeur de nos vies aujourd’hui ?
Oui, à cause des conséquences désastreuses de cette manière de voir les métiers qui prennent soin des enfants, des malades, des jeunes en difficulté, des vieux, des étrangers, des “sans identités fixes”, bref des plus vulnérables d’entre nous, mais aussi de ce qu’il y a de plus vulnérable en nous, dans notre vie. Les plus vulnérables sont sacrifiés à un marché qui réifie les hommes, les marchandise, pour les faire circuler et produire comme des choses. Les articles de Dardot et Laval montrent comment cette nouvelle “rationalité néolibérale” est une pratique de gouvernement autant qu’une nouvelle construction de l’Etat qu’elle plie à sa botte et qui reconstruit en retour les pratiques sociales dans un management de la peur et de l’insécurité. Cette recomposition des professions aux valeurs du néolibéralisme est catastrophique dans tous nos secteurs et pervertit des champs professionnels comme ceux du soin, du travail social ou de la psychiatrie. La manière aussi dont nous traitons les étrangers et l’étrange – attitude qui révèle bien souvent la substance éthique d’une civilisation – est inquiétante.
Comment en est-on arrivé là ?
Nous analysons les processus : télécratie contre démocratie (Bernard Stiegler), marché des médias se substituant à l’esprit du journalisme (Philippe Petit), mais aussi ce goût de la “servitude volontaire” des individus prêts à sacrifier leur pouvoir de décision et de jugement au profit de ce que j’appelle ces “scribes de nos nouvelles servitudes” : les experts et les évaluations. Barbara Cassin montre enfin comment, dans une véritable schizophrénie, le pouvoir désavoue dans ses actes ce que ses discours peuvent dire de vrai. Rhétorique de propagande davantage que programme politique, pratique de publiciste davantage qu’énoncés d’autorité du politique. C’est à la construction d’un nouveau pouvoir collectif et démocratique qu’appelle notre “insurrection des consciences” face à un pouvoir personnel que je nommerais volontiers “tyrannique” au sens antique du terme : démagogique et populiste, prônant l’égalité de tous sauf d’Un seul ! Ce qualificatif désignant moins le style d’un homme que celui d’une politique la plus à même de justifier la transformation des hommes en marchandises, en “grains de sable” dont la stricte égalité consiste à être interchangeables.
L’échec du monde de la recherche contre la réforme Pécresse au printemps ne révèle-t- il pas la difficulté à contester le pouvoir ?
Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’un échec. La pertinence des analyses que l’on trouve dans l’ouvrage demeure quand bien même les réformes gouvernementales avancent tel un char d’assaut sans trop d’états d’âme. Mais, sur sa route, ce char néolibéral fait lever davantage les colères. Un pouvoir politique responsable ne saurait se réjouir trop vite de l’état d’apathie qui menace un peuple. Cette apathie politique est une sorte de syndrome mélancolique. Ce point de désespoir et de résignation a toujours constitué dans l’histoire un risque majeur pour la démocratie. La gauche est-elle en train d’inventer une voie différente ? Les forces de gauche réagissent différemment. Nous avons pu constater un intérêt renouvelé des forces syndicales et de certaines forces politiques, dont le PC, le Parti de gauche, les Verts et timidement le PS, pour ce mouvement d’“insurrection des consciences”. Il est vrai que l’action de Daniel Le Scornet de la Maison des métallos, vice-président de la nouvelle association de l’Appel des appels que nous venons de fonder, a aidé à dissiper les malentendus et faciliter des rapprochements.
L’Appel des appels, pour une insurrection des consciences, sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval (Mille et une nuits), 380 pages, 19,90 €
{"type":"Banniere-Basse"}