Bonne humeur et ultra-violence ont cohabité à Nantes où la massive mobilisation anti-aéroport s’est fait voler la vedette par une minorité de casseurs.
Des dizaines de milliers de manifestants (20 000 selon la Préfecture de Loire-Atlantique, entre 50 et 60 000 selon les organisateurs) ont manifesté samedi à Nantes pour réaffirmer leur opposition au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Sans surprise, au lendemain de cette mobilisation massive voulue « festive, populaire et familiale » par ses organisateurs, les violences qui ont émaillé le – ou plutôt les- cortège(s) monopolisent l’attention. Les images de guérilla urbaine sont impressionnantes, à l’image du dispositif policier mis en place pour bloquer l’accès de l’hypercentre de Nantes aux manifestants.
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« Mobilisés mais débordés », titrait en une dimanche matin le quotidien nantais Presse Océan, « NDDL : la manif dérape à Nantes » annonçait celle de Ouest France, quand celle du Télégramme avait opté pour la variante « Nantes : la manif dégénère ». Les incidents ayant commencé tôt -dès 14 heures pour les premiers jets de projectiles- et ayant impliqué plusieurs centaines de casseurs, le focus de la presse (a fortiori locale) sur ces échauffourées est compréhensible. Mais réducteur, les violences n’émanant que de 5% des manifestants selon les chiffres de la police qui évoque un millier de casseurs pour 20000 manifestants – le second chiffre étant sans doute moins gonflé que le premier.
Volutes de fumée et tirs de flashball
À dire vrai, il est possible de dresser deux bilans de manifs totalement différents selon le point de vue adopté (terme à prendre ici au sens littéral) puisque le cortège s’est scindé en deux dès le début d’après-midi, contrairement au parcours prévu. Un parcours d’ailleurs modifié la veille par un arrêté préfectoral interdisant l’accès à l’hypercentre nantais contrairement aux demandes des organisateurs. Si en général, les affrontements avec les forces de l’ordre se produisent en fin de manifestation – comme lors de la grande manifestation similaire à Nantes du 24 mars 2012 – ce ne fut pas le cas ce samedi 22 février : les animations pacifiques prévues (discours, chansons, etc.) se sont déroulées normalement en plein après-midi sur une place pendant que, 400 mètres plus loin, des cagoulés en décousaient avec forces de l’ordre et mobilier urbain, créant des barricades dans les petites rues pavées du centre ville.
Surréaliste dualité que d’écouter des prises de paroles en voyant s’élever en arrière-plan des volutes de fumée, le tout rythmé par des tirs de flashball de plus en plus proches. Municipales en approche oblige, le PS local s’en donnera plus tard à cœur joie pour décrédibiliser Pascale Chiron, candidate EELV à Nantes, prise en flagrant délit de bonne humeur alors qu’elle aurait visiblement mieux fait d’aller bouter du black bloc, façon Jeanne d’Arc :
manifestation contre le projet inutile #nddl en musique et dans la bonne humeur ! pic.twitter.com/JsdZRKZ1WL
— Pascale Chiron (@Pascale_Chiron) 22 Février 2014
Tout avait pourtant commencé de manière uniforme et paisible au point de rendez-vous fixé à 13 heures devant la préfecture. Entre deux averses, alors qu’un bricoleur construit sa cabane dans un arbre juste en face du bâtiment officiel, une chorale enchaîne un top 50 de la LCR à deux pas de divers politiques en goguette, dont une Eva Joly qui se prête au jeu des selfies avec les fans locaux. Les manifestants, de tout âge et horizons, patientent gentiment au rythme des batucadas. Beaucoup ont fait preuve de créativité, aussi bien dans les accoutrements (masques divers représentant les espèces menacées vivant sur le bocage que Vinci souhaite bétonner) que dans les panneaux revendicatifs (prix du jury catégorie humour noir décerné à : « Pour aller au soleil voir des pauvres, faites comme eux, prenez le bateau »).
« Arrêtez, ça sert pas la cause, les gars »
Dès le cortège lancé, quelques esprits cagoulés s’échauffent. Si peu de gens dans la foule lèveront le petit doigt pour s’indigner du sort réservé à un local Vinci, promoteur du projet d’aéroport, les jets de projectiles dirigés vers les CRS provoquent dans les rangs les premières sorties d’un refrain souvent entendu cette journée : « arrêtez, ça sert pas la cause, les gars ». Pourquoi de telles tensions, si tôt ? Certains avancent le double combo changement de parcours imposé par les autorités et démonstration de force policière « digne d’un G8 » selon les organisateurs. Éternelle question de l’œuf et de la poule : à quoi ressemblerait aujourd’hui le centre ville nantais si les CRS s’étaient fait plus discrets et si l’artère principale, le Cours des 50 otages, avait été ouvert aux manifestants comme c’est habituellement le cas ? On laissera aux spécialistes en « et-si-logie » le soin de s’écharper sur le débat.
Le reportage vidéo de Rennes TV visible ci-dessous permet en tout cas de constater la violence qui a déferlé en plein après-midi sur Nantes, mais aussi le décalage entre manifestants et casseurs – la prise de son direct laissant souvent entendre les réprimandes des premiers vis-à-vis des seconds, notamment lors de l’attaque d’un véhicule BFM TV pourtant accompagné d’agents de sécurité, voir la fin du reportage :
Après l’assaut final impressionnant des CRS, on a pu échanger autour d’une bière avec un trio de secouristes volontaires, accessoirement bonnets rouges. Ils font état des nombreuses blessures causées par les éclats de grenades, comme ceux qui ont touché un journaliste de Rennes TV. « On a eu un crâne ouvert sur 5 cm avec leur flashball. Et elles sont pas molles, leurs balles », glisse le médecin qui ne comprend pas l’ampleur de la réponse policière. « Qu’ils se défendent et s’en prennent aux premiers rangs énervés, ça se comprend, c’est leur métier. Mais là, tirer dans la foule… » Vingt minutes plus tôt, après avoir fait reculer les casseurs vers l’endroit dédié aux prises de paroles paisibles, les forces de l’ordre avaient fait un prix de gros sur la lacrymo, gazant à tout va et à longue distance, sans se soucier de la population touchée (riverains, familles, etc.). Voyant les affrontements s’approcher, les nombreux tracteurs venus en renfort avaient quitté les environs peu avant.
Les réactions politiques outragées n’ont pas tardé. Les raccourcis aussi, comme ceux entretenant volontairement la confusion entre zadistes (opposants au projet vivant sur la ZAD, zone à défendre, où doit être construit l’aéroport) et casseurs. Sur le Net comme dans les rues nantaises, les comparaisons aussi hâtives qu’indignes avec la situation à Kiev n’ont pas tardé, tout comme les jugements définitifs sur l’état de la ville. « Ils nous accusent de vouloir détruire le bocage mais eux ils ONT saccagé notre ville« , s’est emporté dans un tweet Christophe Clergeau, l’ambitieux premier vice-président de la Région. Peu importe si la majeure partie des dommages sera réparée en moins d’une semaine, autant faire passer Nantes pour Londres circa 1940 et oser la comparaison avec le bétonnage de 2000 hectares de verdure.
Éclaboussure boueuse
Les pro-aéroport n’ont évidemment pas le monopole de l’approximation. Le communiqué des organisateurs de la manifestation, qui se garde bien de condamner les casseurs, ose tout de même écrire : « [une partie du cortège] a essayé de passer par le trajet initialement prévu et a fait face à une répression policière violente avec tirs de flashball, gaz lacrymogènes et grenades assourdissantes ». Une vision relativement Bisounours des choses qui n’a pas manqué de faire grincer des dents et qui pourrait, à terme, porter préjudice à la popularité du mouvement – notamment parmi les Nantais, assez divisés sur le sujet quand 56% des Français se déclarent opposés au transfert de l’aéroport selon un sondage Ifop.
Sur l’impulsion de Jean-Marc Ayrault, les fourches se sont levées contre les Verts, à l’image de la déclaration du préfet de Loire-Atlantique Christian de Lavernée : « l’opposition institutionnelle à l’aéroport doit cesser d’être la vitrine légale d’un mouvement armé ». En plus de frôler la diffamation, l’analogie est bancale. Si EELV (qui a unanimement condamné les violences) est ici une vitrine, c’est avant tout celle de l’Acipa (Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’Aéroport de Notre-Dame-des-Landes), organisateur de la manifestation. Et si vitrine il y a, le mouvement de casseurs n’est tout au plus qu’une éclaboussure boueuse mouchetée sur le double-vitrage – bon, on n’a jamais prétendu être champion du monde de la métaphore, hein.
La manifestation du 22 février illustre in fine le merdier indicible dans lequel cette situation se trouve actuellement. Encouragé par les images impressionnantes des destructions urbaines, l’Etat pourrait être tenté de lancer une intervention pour expulser les occupants de la ZAD et ainsi marquer le début des travaux. La démonstration de violence de samedi laisse présager du carnage qu’une telle opération provoquerait – on ne parle pas ici de vitres brisées ou de voitures incendiées, mais de potentiels morts, d’un côté comme de l’autre. Après des mois de contestation attisée par la droite, pas sûr que l’Etat ait intérêt à entretenir ce clash au long cours avec la gauche anti-libérale, qu’elle soit verte, rouge ou incolore. L’avenir post-élections municipales du fameux Ayraultport semble au final tout aussi incertain que celui du locataire actuel de Matignon et ex-maire de Nantes.
Dimanche soir, dans les rues de Nantes, l’ambiance n’était clairement pas à la fête. Sans pour autant prêter un œil aux tags ayant survécu à la première phase de nettoyage massif par les services de la ville, les piétons marchaient d’un pas lourd, l’œil vitreux. Rennes venait de laminer le FCN 0-3 au stade de la Beaujoire.
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