Le Nord-Est de Paris est souvent mis en avant comme bastion « parisien » de la gentrification. Décryptage avec Sylvie Tissot, sociologue spécialiste des transformations des grandes villes, qui analyse les logiques de cet espace.
Le nord-est de Paris, avec en tête des quartiers comme Oberkampf ou Belleville, a longtemps été présenté comme le fleuron de la gentrification. Etes-vous d’accord avec cette représentation ?
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Avant Oberkampf et Belleville, Bastille et le Marais peuvent être décrits comme des quartiers anciennement populaires, dégradés, ayant connu un processus de rénovation suite à l’arrivée de classes moyennes puis supérieures : des quartiers gentrifiés donc. L’intérêt plus récent pour Oberkampf, Belleville, mais aussi l’exemple récurrent du canal Saint-Martin, me semble lié au fait que les journalistes qui s’y intéressent… y habitent, tout simplement ! Cela ne veut pas dire que ce n’est pas intéressant d’ailleurs.
Ces dernières années, les sociologues sont plutôt allés voir du côté des villes de la petite couronne (Montreuil, Pantin, et même Romainville). Ce qu’il faut souligner, c’est que la gentrification n’est pas un phénomène homogène, continu (ni inéluctable d’ailleurs), et elle prend des formes différentes selon les espaces (leur composition sociale, leurs formes architecturales, etc.). Il faut être capable de distinguer les formes, le rythme qu’elle prend.
Les médias ont beaucoup repris le concept de gentrification…
Je ne dirais pas que les médias se sont largement emparés de la notion de gentrification. Ou plutôt, j’aimerais bien ! C’est une notion qui a été développée par les chercheurs dans les années 1990 en France. Cela ne veut pas dire que tout le monde doive la reprendre, mais elle est en tous cas bien plus utile (ou moins piégée) que ce terme que les journalistes adorent : “bobos”.
Pour beaucoup de chercheurs, la gentrification des quartiers populaires desservirait plutôt la population d’origine, étant synonyme d’augmentation des prix et non de réel mélange social. Est-ce le cas pour l’est de Paris ?
La gentrification a un effet d’augmentation sur les loyers, qui pénalise directement les habitants des classes populaires de ces quartiers. Attention toutefois à ne pas avoir une vision caricaturale : il y a souvent, dans ces espaces, des ménages de classes moyennes d’origine, parfois propriétaires ou commerçants, par exemple. Certains peuvent bénéficier de la gentrification en revendant leur bien immobilier ou en reconvertissant leur commerce pour les adapter aux nouveaux arrivants.
Quant aux “gentrifieurs”, ce n’est pas une catégorie homogène non plus : ceux qui arrivent en premier peuvent être à leur tour chassés du quartier par des prix qui sont devenus trop élevés pour eux. En ce qui concerne le mélange social, on peut considérer qu’un quartier populaire qui accueille soudainement davantage de classes moyennes (ou supérieures) devient plus mixte. A un certain moment, cette mixité décroît à nouveau. Par exemple, dans le Marais, la proportion d’ouvriers et d’employés, qui étaient de plus de 50 % dans les années 1950, est tombée à 21 % alors que les classes supérieures forment 50 % de la population. Il y a une certaine mixité, mais avec un groupe social qui imprime sa marque dans le quartier de manière écrasante.
Toute la question est de savoir ce qu’est le “réel mélange social”. Les travaux de sociologie ont montré depuis bien longtemps que la proximité spatiale ne réduit pas magiquement les distances sociales. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un ouvrier et un cadre supérieur du privé habitent le même quartier, la même rue, voire le même immeuble, qu’ils vont soudainement se croiser, se rencontrer, et trinquer autour d’un verre à la fête des voisins (et même si c’était le cas, cela ne ferait pas non plus diminuer les différences de salaire entre les deux). Tout simplement parce que, en fonction de leurs trajectoires résidentielles, ils n’investissent pas la même chose dans leur quartier, et surtout qu’ils n’ont pas les mêmes modes de vie, ne sont pas attachés aux mêmes normes sociales, par exemple en ce qui concerne l’éducation des enfants, qui est souvent un objet de conflits dans les lieux “mixtes”.
C’est le cas de l’Est parisien, même si on peut dire que, par rapport au Marais que j’évoquais, on ne voit pas encore à Belleville les gentrifieurs s’imposer de manière hégémonique dans l’espace public. Celui-ci est encore largement approprié par une population immigrée, qui y a ses habitudes, ses cafés, etc. En outre, contrairement à New York où les populations ne vont pas dans les mêmes cafés ou restaurants, l’évolution est plus progressive à Belleville. Dans de nombreux quartiers de Brooklyn en voie de gentrification, les nouveaux cafés poussent comme des champignons et n’y vont que des Blancs des classes moyennes tandis que les Noirs (ou d’autres populations racisées) conservent leurs lieux à eux, et rares sont les gentrifieurs qui s’y aventurent… On peut dire qu’à cette échelle particulière (celle des cafés), la mixité me semble plus importante dans la capitale française.
Où se déplacent les classes modestes face à l’explosion des prix dans ces quartiers ?
Plus loin, en périphérie.
Les chercheurs parlent dernièrement de “résistance à la gentrification”. Cela concerne-t-il le Nord-Est parisien ?
Si on entend par résistance des mobilisations collectives, non, elles n’existent pas, en tous cas pas à ma connaissance ou de façon très marginale. Sinon, les résistances peuvent prendre des formes plus silencieuses, moins ouvertes : conserver des lieux propres, contrôler une partie du marché immobilier, notamment via des formes d’organisation communautaires. Mais il ne faut pas réduire la “résistance à la gentrification” à des phénomènes locaux : protester contre les politiques municipales et leur indifférence à la gentrification (voire le fait qu’elles la favorisent, comme Paris), se battre pour une régulation du marché de l’immobilier, dénoncer l’emprise que les promoteurs ont sur la vie politique, pointer du doigt le fait que les partis de gauche présents dans la petite couronne ont progressivement délaissé les classes populaires pour se tourner vers les classes moyennes… c’est à mon sens tout aussi utile.
Vous avez notamment travaillé sur Boston et sa gentrification. Quelles comparaisons pouvez-vous faire avec Paris ?
Il y a des logiques similaires mais ce qui m’a frappée à Boston, c’est une attitude particulière face à la mixité sociale. On retrouve chez les gentrifieurs du quartier du South End que j’ai étudié le même goût affiché pour la mixité sociale que dans l’Est parisien. C’est une valeur forte, qui distingue ces habitants de la bourgeoisie traditionnelle de l’Ouest, résolument hostile à toute forme de mélange. A Boston, cette valeur se traduit toutefois dans des rapports bien particuliers aux autres groupes sociaux. Ce que j’ai montré (et qui me semble caractéristique aujourd’hui d’une certaine fractions des classes aisées), c’est que celles-ci aiment tout autant la mixité qu’elles sont désireuses de la contrôler.
Dit autrement, il y a une volonté d’ouverture, qui s’accompagne en même temps d’efforts pour que les autres ne soient pas trop visibles, présents, voire revendicatifs. Pour cela, on accepte la présence de logement social, mais dans un pourcentage réduit, dans des immeubles qui vont aussi s’ouvrir à des ménages de classes moyennes, voire des propriétaires. C’est un changement assez notable pour les Etats-Unis, dont les classes supérieures blanches se sont pendant longtemps maintenues à très forte distance des pauvres et des Blancs. Revenue dans les centres-villes anciennement “ghettos”, cette bourgeoise progressiste organise différemment son rapport à “l’autre” : on accepte le gay, surtout s’il est de classe supérieure, en couple stable ; les Noirs apportent une touche de diversité, mais on s’inquiète s’ils occupent trop visiblement l’espace public et leur nourriture est proscrite au profit d’autres restaurants exotiques moins inquiétants, etc. Au fur et à mesure que la notion de diversité est importée en France, il me semble qu’on voit s’installer un rapport similaire aux pauvres et aux minorités : des formes d’exclusions ou de stigmatisations moins brutales, une intégration nouvelle, mais à une place qui évidemment n’annule pas les rapports de pouvoir et les inégalités.
Diriez-vous que le Paris Nord-Est est devenu une sorte de « nouvelle rive gauche » (zone de Paris qui, dans les années 1950 et 1960, était le cœur de la pensée politique progressiste, artistique et créative à Paris) ?
Si la rive gauche de Paris a été cet espace de création politique et artistique, ce n’est pas, ou pas seulement, un « effet de quartier » : c’est que le contexte, pour différentes raisons, a favorisé cette effervescence. Pour ce qui est des années 1960, le quartier Latin, parce qu’il était peu onéreux et parce que les universités y étaient concentrées, a été le lieu d’intenses révoltes estudiantines, celles-ci étant liées toutefois à des phénomènes bien plus généraux. Aujourd’hui, le Ve et le VIe arrondissements sont des quartiers bourgeois et de nombreuses universités se sont développées en périphérie.
Les quartiers moins chers de l’Est parisien accueillent plus d’artistes, bien sûr, en tous cas les moins fortunés, mais le contexte est celui d’une forte dépolitisation. Quant aux militants qui tentent d’y maintenir leur présence et leur mobilisation, ils et elles existent : je ne citerai comme exemple que la manifestation pour la journée des femmes le samedi 8 mars prochain, qui part de Belleville. Malheureusement, ils n’attirent que rarement l’attention des journalistes. Est-ce à voir avec la fascination médiatique pour les “bobos” ?
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