Le 22 juin le rédacteur en chef de Fluide Glacial a alerté sur sa page Facebook sur la situation financière des trois blessés de Charlie Hebdo, qu’il pensait « abandonnés à leur sort ». Les intéressés démentent. La répartition des dons reçus par Charlie aura lieu bientôt sous contrôle d’une commission.
“On a vécu quelque chose d’horriblement comique.” Ce 29 juin, pour la première fois depuis l’attentat du 7 janvier, le journaliste à Libération et à Charlie Hebdo Philippe Lançon prend la parole sur France Inter. Grièvement blessé à la mâchoire par les frères Kouachi, il a subi treize opérations, et c’est à l’hôpital que Léa Salamé a dû aller à sa rencontre pour l’interviewer. Avec Fabrice Nicolino, le chroniqueur écolo de Charlie, et Simon Fieschi, jeune webmaster du journal satirique, il fait partie des trois grands blessés de l’attentat. Tous se tiennent à distance respective des médias depuis l’événement. Comment parler de l’impensable ? Comment ne pas être emporté par la frénésie médiatique qui s’est emparée de Charlie ? Sur France Inter, Philippe Lançon plaide pour laisser du temps au temps, pour que la réflexion mûrisse : « Le temps, c’est ce que cette société nous donne le moins ».
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De fait, à l’extérieur, on s’impatiente sur la situation de Charlie Hebdo. Le conflit qui a éclaté entre la direction du journal et la rédaction en avril alimente les rumeurs. L’indemnisation des victimes a-t-elle eu lieu ? L’urgentiste « ami du président » Patrick Pelloux a-t-il déjà reçu 1,4 million d’euros d’indemnités, en avance sur les autres, comme le prétend Le Point dans son édition du 25 juin ? Six mois après l’attentat, force est de constater que l’émotion n’est toujours pas retombée, laissant parfois libre cours à des spéculations plus ou moins fondées.
Lindingre sûr de ses informations
Dernière démonstration en la matière : l’allégation selon laquelle les trois blessés de Charlie auraient été négligés par les dirigeants du journal satirique, et ne seraient plus payés depuis janvier. Elle a été formulée le 22 juin par Yan Lindingre, rédacteur en chef de Fluide Glacial, sur son compte Facebook :
« J’ai appris par plusieurs sources que l’actuelle direction de Charlie n’a rien versé aux collègues hospitalisés depuis janvier ou le minimum moyennant travail (alité). Fabrice Nicolino, Philippe Lançon et Simon Fieschi ont été abandonnés à leur sort. Bien sûr, on me rétorquera que ‘c’est plus compliqué que ça’. Ben non, c’est pas plus compliqué que ça… De rendre visite à ses potes hospitalisés et de leur verser leur salaire, ou un peu plus… quand on est assis sur une fortune amassée sur (notamment) leur dos, leurs jambes, leur mâchoire. »
L’information met le feu aux poudres sur le réseau social, jusqu’à être partagée plus de 500 fois. L’émoi est palpable dans les commentaires : « A lire absolument ! », « A partager, ce cri de colère de Yan Lindingre, qui lance cet appel au secours pour ses amis de Charlie », « Infos sur les conditions de travail chez Charlie. Consternant »… François Forcadell (autrefois rédacteur en chef de La Grosse Bertha, dont l’équipe refonda Charlie Hebdo en 1992), s’en fait l’écho sur son blog.
« J’ai décidé de mettre les pieds dans le plat »
L’information paraît hallucinante. Contacté par Les Inrocks le jour même de la publication, Yan Lindingre affirme avoir recoupé quatre sources différentes, et s’y fier. Il explique sa démarche :
« Eux [Philippe Lançon, Fabrice Nicolino et Simon Fieschi, ndlr] ne peuvent rien entreprendre par eux-mêmes, car c’est certainement en cours de négociation. J’ai décidé de mettre les pieds dans le plat. Le message que je veux faire passer n’est pas le résultat d’une enquête, c’est de l’agit-prop : ce que je dis doit faire des vagues. Six mois après, on n’a pas à mettre de côté des collaborateurs alors que la direction de Charlie est assise sur un tas de pognon. Des tas de questions ne devraient même pas se poser ».
Pourtant, dans la foulée de la publication de son message d’alerte sur Facebook, la dessinatrice de Charlie, Coco dément sur Twitter, et qualifie les propos de Lindingre de « médisances » :
@Faitimages vu Fabrice Nicolino ce matin en réunion de réunion de rédaction : lui même, Simon et Philippe répondront à ces médisances (bim)
— Corinne (@cocoboer) 24 Juin 2015
Les languesdepute qui colportent des rumeurs me hérissent: les blessés de CH st pris en charge,on prend très svt des news et on veille à eux
— Corinne (@cocoboer) 23 Juin 2015
Les blessés démentent
Contactés par Les Inrocks, les trois blessés démentent effectivement. Par mail (avec Simon Fieschi en copie, qui reste silencieux), Philippe Lançon nous fait savoir que les dires du rédacteur en chef de Fluide Glacial sont « faux » :
« 1) Nous avons toujours reçu nos salaires de Charlie, et nous venons même d’être augmentés ; 2) nous avons reçu une prime, comme tout le monde, en janvier ; 3) ce qui est dû en propre aux blessés et familles des morts viendra des dons reçus, et devrait être équitablement réparti, sous le contrôle d’une commission. »
De même, Fabrice Nicolino nous informe qu’« Il s’agit de complètes élucubrations ».
« C’est n’importe quoi, confirme encore Christophe Thévenet, avocat de Charlie en charge des questions financières après l’attentat. Tous les salariés de Charlie Hebdo ont le statut de victimes d’accident du travail, pour que leurs droits soient préservés et qu’ils bénéficient d’une protection maximum. C’est le cas des trois blessés. »
Selon lui leurs salaires n’ont jamais été interrompus, et la direction de Charlie a tout fait pour les assister – de même que toutes les victimes –, de la mise en place d’une assistance d’avocats pour constituer les dossiers de fonds de garantie, à l’accès à des psychologues, en passant par la constitution d’une association des victimes dont il a rédigé les statuts. Celle-ci a vocation à venir en aide aux victimes avec ses propres provisions en cas de situation difficile, ce qui fut le cas pour un des trois blessés.
« Le temps de la justice n’est pas le temps des justiciables »
Quant aux 4,3 millions de dons reçus, une commission de magistrats désignés par les ministères de la Culture et de la Justice devrait être constituée très prochainement pour les répartir aux victimes. Tout l’enjeu sera alors de délimiter la notion de « victime », de la caissière de l’hyper casher, dont on ne peut ignorer le préjudice psychologique, aux blessés, en passant par leurs familles. « Les trois blessés ont besoin de ces sous maintenant. Le temps de la justice n’est pas le temps des justiciables », convient tout de même l’avocat.
Contacté après ces démentis, Lindingre s’étonne, mais fait amende honorable : « La semaine dernière, ils ont eu une réunion avec la DRH, et il semblerait que la promesse du chèque des indemnités vienne d’être obtenue. Je ne suis pas dans la théorie du complot, je considérais mes sources comme fiables. »
Sur son compte Facebook, le 25 juin, il fait ses « excuses à la direction de Charlie Hebdo qui fait un travail épatant ». Non sans une pointe d’ironie ? Le « poison des millions » dont s’inquiétait le Collectif de Charlie le 31 mars dernier dans Le Monde, n’a en tout cas pas fini de polluer les relations des membres de Charlie Hebdo, « une famille qui a traversé un événement terrible, et qui aspire maintenant à plus de sérénité », conclut Christophe Thévenet.
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