Nnoman capture dans son Nikon les instants de luttes sociales. Il est également un des co-fondateurs du magazine Fumigène dont le prochain numéro sort le mois prochain. Rencontre avec un représentant de cette nouvelle génération de journalistes indépendants qui plongent au cœur des mouvements sociaux.
Nnoman, photographe indépendant, membre du collectif OEIL, a couvert l’intégralité des manifestations contre la loi Travail, et ce, malgré une interdiction de manifester. Il a aussi été témoin de l’évacuation de la jungle de Calais en Janvier dernier. Sur les réseaux sociaux où il montre son travail, ses thèmes de prédilection sautent aux yeux: manifestations, conditions de vie des sans papiers et des réfugiés, voyages en terres mal connues, luttes sociales. Autodidacte, il n’a fait de la photo son métier que récemment, mais manie l’objectif depuis une dizaine d’année. Rencontre avec celui qui utilise la photographie comme un langage militant.
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Depuis quand fais-tu de la photographie ?
Nnoman – Je fais de la photo depuis presque dix ans, mais ça fait depuis le mois de janvier que j’essaye vraiment d’en vivre. Depuis trois ou quatre ans je fais des reportages et des sujets et jusqu’à ces six derniers mois je ne faisais pas d’argent avec. Je faisais ces sujets pour mon collectif (ŒIL) ou pour le magazine Fumigène mais en tant que bénévole.
Et à partir de janvier, qu’est-ce qui a fait que tu as décidé de vivre de la photographie ?
Je finissais un boulot fin décembre et je m’étais laissé le temps de rentrer dans le milieu de la photo qui est quand même assez fermé quand tu n’as pas de contact, ou en tout cas quand tu commences en étant autodidacte. J’avais des sous de côté et ça me permet de me lancer.
Tu es autodidacte, comment as-tu senti que tu allais te spécialiser dans la photo engagée ?
J’ai commencé la photo il y a dix ans en Argentique mais vraiment juste pour moi. Très vite je me suis rendue compte que cet outil permettait de dénoncer certaines choses. Alors j’ai voulu articuler ma passion autour de la photo engagée, sociale. Les photos d’art ou les shooting ça ne me passionne pas tellement même si il m’arrive d’en faire…pour manger (rires). Pendant plusieurs années j’ai suivis la lutte des sans papier et des réfugiés. En janvier dernier j’ai couvert l’évacuation de la jungle de Calais. C’est là que j’ai commencé à voir que mes photos pouvaient trouver leur place dans des publications de presse ou des agences.
Tu voudrais faire du reportage de guerre ?
Oui, idéalement. J’aime travailler en terrain hostile et j’aimerais faire du terrain de guerre, mais c’est encore à l’état de projet pour moi car on ne part pas « comme ça » dans un pays sous les bombes. En 2014 je suis allé en Palestine pour couvrir la guerre en dehors de Gaza. Mais une fois là-bas j’ai bien vu que je ne pouvais pas distribuer mes photos si facilement. A l’époque je n’avais pas encore de réseau dans la presse. C’est frustrant de vivre des choses très fortes mais de ne pas pouvoir diffuser l’information.
Quelles ont été les difficultés rencontrées en essayant de te lancer dans le grand reportage ?
C’est vraiment quelque chose que je veux faire mais ça se fait au fur et à mesure de son intégration dans le milieu de la presse et de la photo. Par exemple, quand tu vas en Palestine tu dois avoir une carte de presse Israélienne et pour ça il faut être envoyé par un média. C’était mon cas, mais pour deux photos, ce n’est rien. Sur place, une chaîne d’info m’a également contacté pour diffuser gratuitement mes photos sur leur site. Ce n’est pas exactement ce que j’avais envisagé. C’est pour cette raison qu’il faut être bien préparé avant de partir se frotter aux conflits, parce que même au niveau des assurances c’est compliqué de partir à l’improviste : s’il y a un problème tu n’es pas reconnu comme journaliste mais comme un simple mec qui se balade avec son appareil photo. Mais le terrain de guerre ne me fait pas peur.
© Julien Pitinome
Est-ce qu’il y a des photographes qui t’ont inspiré à tes débuts ou qui t’inspirent aujourd’hui ?
Je ne prends pas trop le temps de regarder ce qu’il se passe autour car je ne retiens pas trop les noms (rires). Mais sinon j’aime beaucoup le reporter américain James Nachtwey, il est hyper fort et j’ai adoré le documentaire qui a été fait sur lui. Mais je n’ai pas fait d’études de photo ou d’Histoire de l’art donc je n’ai pas de grandes références.
La célèbre citation du reporter Robert Capa correspondrait bien à ton travail : « Si votre photo n’est pas assez bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près »…
On m’a souvent dit cette phrase, je l’aime bien. Je ne travaille pas avec de gros téléobjectifs qui permettent d’être loin de son sujet. J’aime être au plus près de ce qu’il se passe. Ce n’est pas forcément le plaisir d’être proche du danger qui me plait, même s’il y a une certaine adrénaline en manifestation. Quand on te tire dessus, très vite tu te rends compte qu’il y a un vrai danger et ce n’est pas excitant d’être au cœur du danger et de savoir que tu peux perdre un œil pour une photo. Quand tu veux mettre en avant des gens qui luttent c’est important d’être au plus près d’eux pour ta photo mais aussi pour ta compréhension de leur combat et de ce qu’ils vivent. Pour moi c’est hyper important d’être proche des gens pour les comprendre.
Dans tes photos la frontière entre journaliste et militant est très fine, est-ce que ce n’est pas un obstacle parfois ?
J’assume et je revendique cette position de photographe engagé, surtout dans le choix des projets que je porte seul. La frontière est effectivement fine car ce sont des sujets humains. Par exemple à Calais j’ai vu les conditions de vie indigne des réfugiés, les violences policières et je ne peux pas fermer les yeux sur ces choses-là. On m’a reproché de prendre position mais on ne reproche pas à Christophe Barbier de faire des éditos très à droite. Quand je prends une photo d’un CRS avec un cocktail Molotov à la main on me reproche d’esthétiser la violence urbaine ou le black block. Mais j’assume complètement cette position de photographe engagé. Évidement je fais aussi des photos pour des reportages plus classiques : Anne Hidalgo qui remet une médaille, par exemple. Ça ne me compromet pas trop et ça me permet de manger. Mais pour des projets qui me tiennent plus à cœur je veux absolument garder ma liberté.
Tu fais partie du collectif de photographe ŒIL (Our Eye Is Life) et du magazine Fumigène, peux-tu nous en parler ?
Œil est un collectif de photoreporter indépendants. On était quatre à l’époque mais aujourd’hui nous ne sommes plus que trois : Julien Pitinome, Eros Sana et moi. On s’est rencontré il y a 5 ou 6 ans dans une manifestation. On bossait, on a discuté et à force de se croiser à chaque fois on s’est dit qu’on allait se prévenir et finalement on a créé ce collectif. Ça nous permet d’être plus réactif sur les événements, de garder notre liberté de ton et de gagner en visibilité.
Charte du collectif Oeil : Nous contestons la neutralité de l’image. L’image doit être en partage, un bien commun qui témoigne et questionne la société. Nous défendons une photographie fondée sur l’engagement social. Ce que nous « voyons », ce que nous « capturons », ce que nous « montrons » est ce que nous pouvons et devons changer.
Fumigène, c’est un magazine qui a été créé il y a dix ans dans la banlieue de Caen par Raphal Yem. Il voulait absolument que les habitants des quartiers populaires se réapproprient leur voix et arrêtent d’attendre que ça vienne des autres journalistes qui ne connaissent pas la banlieue et viennent avec leurs a priori. Il était vendu en kiosque. Malheureusement ça s’est arrêté il y a trois ans et on l’a relancé l’année dernière en format gratuit. On veut mettre en avant les choses positives dans les quartiers. On fait attention à l’aspect visuel, c’est important pour nous que les gens puissent s’identifier aux personnes dont on fait le portrait. Normalement on sort quatre exemplaires par an.
Couverture du dernier numéro. Capture d’écran de la page Facebook de Fumigène
Avec cette nouvelle formule comment arrivez-vous à vous financer tout en distribuant le magazine gratuitement et en gardant un contenu qualitatif ?
Le peu de publicité qu’on met dans le magazine finance le tirage et les contributeurs sont bénévoles.
Depuis le mois de mars tu as suivi toutes les manifestations contre la loi Travail, qu’est-ce qui t’a touché dans ce mouvement ?
J’étais dans une agence de photo participative. Au début des mobilisations contre la loi Travail je leur envoyais quelques photos, puis une autre agence m’a commandé des clichés et j’ai continué. J’ai avant tout été poussé par une envie personnelle de suivre l’évolution de ce mouvement. Je fais des photos de manifestations depuis très longtemps alors pour moi c’était naturel. Aujourd’hui j’ai quasiment tout le mouvement en photo !
Maintenant que Manuel Vals a appliqué à plusieurs reprises le 49.3 et que la loi Travail est adoptée, qu’aimerais-tu faire de toutes ces photos, un livre ? Une exposition ?
Oui carrément ! Quand on bosse en agence il faut envoyer les photos très vite donc je les regardais à peine avant d’être pris dans une autre manifestation. Là je suis en vacances et j’ai 500 Go de photos. Je vais tout retravailler, les trier et voir ce que je peux faire pour la suite. Ce sera sans doute une exposition, ou un documentaire plus fourni, je ne sais pas encore.
Peux-tu nous présenter quelques photos que tu as faites et qui te tiennent particulièrement à cœur ?
Rassemblement au début des manifestations contre la loi Travail ©Nnoman
C’est une de mes premières photo sur la mobilisation loi Travail. J’avais aimé le fait que ces jeunes évoquent Zyed et Bouna … Et Remi Fraysse.
29 février 2016 – Pendant l’évacuation de la partie sud de la jungle de Calais, il tente de sauver la structure de son habitation ©Nnoman
A Calais, ce jeune essaye de sauver sa cabane des flammes. Je suis assez content de cette photo car c’etait un moment fort à vivre. De manière plus personnelle, cette photo a été achetée par Arte, c’est la dernière photo publiée que j’ai montré à mon grand père, trois jours avant sa mort. C’est important pour moi car c’est lui qui, photographe amateur, m’avait donné le goût de la photo …
20 avril 2016 – Blocage des fast food de la Gare du Nord. La police encercle les manifestant(e)s pendant plusieurs heures pour éviter qu’ils fassent une manifestation ailleurs. ©Nnoman
J’ai pris cette photo pendant la mobilisation des intermittent(e)s contre les emplois précaires dans les fast food. Devant Quick de la Gare du Nord. On ne se connaît pas, je ne sais même pas si elle a vue la photo, mais c’est comme si on était ok pour alerter ensemble sur ce qu’il se passe.
1er mai 2016 – Fin de la manifestation du 1er mai – Paris, Nation ©Nnoman
Les militants sont plongés dans un nuage de gaz lacrymo. Pendant cette manifestation il y avaient eu de gros affrontements entre la police et des black blocks venus de plusieurs pays européens.
9 avril 2016 -Affrontements en fin de manifestation contre la loi Travail à Paris, Nation ©Nnoman
Cette photo représente assez bien ce que je fais finalement Elle a été publiée en demie page de Paris Match Elle a été imprimée sur un tract qui appelait à la révolte Elle a été utilisé par les Antifa pour un teeshirt.
Le 14 mai tu as reçu une interdiction de te rendre à une manifestation qui avait lieu le lendemain. Tu as réagi très rapidement dans les médias et devant le tribunal pour finalement voir cette interdiction être levée. Est-ce qu’avec le recul tu sais si des confrères ont été dans le même cas que toi ?
J’ai été le seul photographe à être interdit de manif ce jour-là. Pendant la contre-manifestation en marge de celle des policiers le 18 mars dernier, il y a eu cette voiture de police en feu. Un jeune qui a l’habitude d’être présent souvent sur le terrain, comme moi, avait tout filmé (comme beaucoup d’autres médias) et lui, il a été interdit de manifestation jusqu’à la fin du mouvement.
http://www.youtube.com/watch?v=yNLQFg2mitY
Est-ce que tu as eu l’impression que c’était une attaque personnelle ?
Non je ne pense pas que c’était personnel, mais je pense qu’ils m’ont visé car je ne vendais pas assez de photos pour intéresser qui que ce soit, ou peut-être que c’était facile de me mettre dans la case « militant » car mon travail est très engagé. Peut-être que si j’avais laissé passer ça, d’autres journalistes auraient été interdis de manifestation aussi. Et c’est pour cela que j’ai vraiment joué le jeu des médias : aller sur les plateaux TV, en parler, etc. A titre personnel je trouvais ça dégueulasse pour moi et je ne voulais pas que ça se reproduise pour d’autres confrères. Par contre, en conséquence à cela, maintenant la police me connait et se moque de moi pendant les manifestations : ils m’appellent par mon nom de famille, me disent que j’ai fait la star dans les médias pour passer à la Télévision, etc. Il y a même un jour, pendant une manifestation, un flic en civil est venu me voir pour me dire « ah monsieur Cadoret, vous êtes ici ! » je lui ai demandé pourquoi je ne serais pas présent et il m’a répondu « ne vous inquiétez pas, je sais tout, et je vois tout », et il est parti.
Tu penses que c’était de l’intimidation ?
Oh oui clairement, sauf que ça ne me fait pas du tout flipper.
Tu le vis comment alors ?
C’est vrai que c’est assez pesant mais je continue de travailler normalement. Le SNJ (Syndicat National des Journalistes) et RSF (Reporter Sans Frontière) m’ont contacté suite à mon interdiction pour savoir si j’avais besoin d’aide, et ils m’ont surtout mis en garde. Pendant les manifestations les forces de l’ordre ne me feront rien physiquement puisque j’ai été médiatisé, mais en marge de ces rassemblements je ne suis pas à l’abri de pouvoir être pris à parti avec des contrôles appuyés par des groupes de CRS ou de la BAC qui finissent leur journée.
Dans les manifestations, surtout dernièrement avec la loi travail, on a pu voir beaucoup de journalistes couvrir les événements tout en étant protégés avec un casque, des masques, des lunettes, etc. Qu’en penses-tu ?
Effectivement, moi je prends systématiquement mon casque. Mais ce n’est évidemment pas normal de développer presque les mêmes réflexes qu’on peut avoir sur un terrain de guerre : préparer ton équipement, tout organiser la veille. Avec mes potes en manifs on mettait toujours deux jeans pour que les impacts de grenades ne transpercent pas le premier. On mettait des chaussures montantes pour avoir les chevilles protégées ; même quand il fait beau on portait un blouson pour ne pas se prendre des éclats dans le bras, on avait aussi un masque à gaz, des lunettes hermétiques…c’est compliqué quand même ! Je pense que la disproportion de la violence policière a été vraiment trop forte par rapport aux événements et qu’il y a eu vraiment des problèmes dans la gestion de tout ça.
Nnoman pendant un reportage en manifestation © Rémi Brémond
On a pu observer qu’en manifestation il y avait beaucoup de journalistes qui utilisaient Periscope, toi aussi tu as fait des lives sur cette application, que penses-tu de ce moyen d’être au plus près de l’information ?
Périscope est à double tranchants. Par exemple dans certains pays où l’information est cadenassée, c’est positif de voir des gens utiliser Périscope pour montrer ce qu’il se passe chez eux, c’est hyper important. Mais d’un autre côté c’est dangereux car le principe est très voyeur. Tu filme, ça flatte l’égo et c’est dangereux selon moi. Il faut savoir se poser les bonnes questions : est-ce que ce que tu montres est intéressant ? Ethique ? Ce n’est pas toujours positif d’être hyper réactif sur tout ce qu’il se passe. Il faut savoir utiliser Périscope avec réflexion. Par exemple faire un live dans une manif sauvage c’est un problème, on est journaliste, pas informateur pour la Police.
Est-ce que selon toi, en France, Périscope est devenu un outil de journaliste grâce aux manifestations contre la loi travail ?
Oui. Quand j’utilisais Périscope au tout début du mouvement il y avait surtout un public de geek avides de nouvelles applications. Puis de plus en plus les gens ont eu le réflexe de se tenir au courant de ce qu’il se passait dans les manifestations grâce à ce nouveau réseau social. Aujourd’hui tout le monde l’utilise, les médias s’en servent et ça va devenir un véritable outil.
Comment l’utilises-tu quand tu travailles ?
Uniquement quand l’ambiance est tendue et ça me permet de m’assurer que des gens seront témoins s’il y a un problème. Des fois je fais des photos en même temps de faire un live Périscope et ça me permet de montrer aux gens mon travail de photographe.
Quels sont tes projets pour la rentrée ?
Je vais surtout me pencher sur mes photos du mouvement contre la loi Travail et voir ce que je peux faire. A la rentrée il y a le numéro 4 de Fumigène qui sort et après cette première année de reprise du magazine on va se poser et repenser le concept. Avec le collectif Œil on a aussi plusieurs projets de reportages à l’étranger mais rien n’est encore précisé.
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