Jeu d’épouvante en prises de vues réelles avec, dans le rôle principal, une actrice de la série “Arnold et Willy”, “Night Trap” fit scandale au début des années 90 pour son érotisme et sa violence supposés. Longtemps introuvable, il est désormais disponible sur la console hybride de Nintendo et, 25 ans après, se révèle aussi aberrant que fascinant.
Ce jeu est “honteux”, “malsain”, “dégoûtant”. Qu’on en juge : il invite le joueur à agresser sauvagement des jeunes femmes vulnérables et, tant qu’à faire, quasiment nues. C’est en tout cas ce qui se disait en 1993 devant le comité du Sénat américain chargé de se pencher sur le délicat problème des jeux vidéo “violents” (et dont les débats déboucheront sur le système ESRB de classification des jeux par âge, équivalent de notre PEGI). Deux titres étaient alors principalement pris pour cible : l’ultra-populaire Mortal Kombat, avec ses combattants numérisés et ses spectaculaires “fatalities” – des mises à mort particulièrement sanglantes – et le nettement plus confidentiel Night Trap, qui doit justement l’essentiel de sa popularité (et probablement de ses ventes) à cette polémique politico-médiatique. Et qui, comme pourront le constater les téméraires qui se laisseront tenter par sa toute fraîche (si l’on peut dire) version Switch (ou par son portage PC, disponible depuis l’an dernier) est pourtant bien loin de la caricature qu’en ont fait à l’époque les sénateurs américains.
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Le fantasme du cinéma interactif
A l’époque, Night Trap est une chose assez contradictoire : un jeu vidéo se présentant comme un modèle possible pour l’avenir du médium et, en même temps, une œuvre qui a bien failli ne jamais exister. Lorsqu’il est mis sur le marché à l’automne 1992, Night Trap est d’ailleurs un vieux projet dont l’origine remonte à 1986 et qui était destiné à la Control-Vision (nom de code : NEMO), une console alors en préparation chez le fabricant de jouet Hasbro et qui ne devait finalement jamais voir le jour. La spécificité de cette machine sur laquelle se penchèrent certains des plus grands noms de l’histoire du jeu vidéo (le fondateur d’Atari Nolan Bushnell, le grand game designer David Crane et même le pionnier Steve Russell, créateur de Spacewar! en 1962) : elle devait accueillir un lecteur de cassettes VHS permettant de stocker de la vidéo plutôt que de cartouches et offrir des jeux flirtant avec le cinéma interactif.
Avec ses séquences tournées dès 1987 et Dana Plato, ex-Virginia Drummond dans la série Arnold et Willy, en vedette, Night Trap devait être l’un de ses fers de lance. Jusqu’à ce qu’Hasbro, doutant du potentiel commercial de la Control-Vision, en décide autrement. C’est finalement la popularisation des lecteurs de CD-ROM et plus précisément le lancement du Mega-CD destiné à la MegaDrive de Sega, qui allait faire resurgir Night Trap au début des années 1990, contribuant à lancer la mode des jeux en FMV (Full Motion Video). Qui, à quelques exceptions près (comme le brillant Her Story) a depuis tourné court.
Ninjas vampires et jeunes filles délurées
Désormais disponible sur la Switch (alors même qu’en 1993, les représentants américains de Nintendo juraient qu’on ne le verrait jamais sur l’une de leurs machines), Night Trap se révèle bien loin du monument de perversion décrit à l’époque. D’ailleurs, le but du joueur n’est pas de s’en prendre aux jeunes filles bien décidées à s’amuser dans la grande maison où elles passent la soirée mais de les protéger en faisant tomber dans des pièges leurs agresseurs potentiels, sortes de ninjas vampires tout de noir vêtus ayant pour particularité notable une démarche étrangement courbée et ralentie. Pour cela, il suffit d’appuyer sur le bon bouton de la manette au moment où l’un de ces affreux passe à proximité de l’un desdits pièges.
Là où les choses se compliquent un peu, c’est que, pour que ces derniers se déclenchent, il est impératif de connaître le “code” (une couleur) du moment, sachant que celui-ci change régulièrement. Et là où cela se complique beaucoup, c’est qu’il faut se positionner assez vite sur le bon des huit écrans de vidéo-surveillance qui constituent l’interface du jeu. Car, s’il n’y pas de véritable nudité dans cette aventure supposée perverse, le joueur se trouve bien en position de voyeur. C’est d’ailleurs, avec le recul, l’un des éléments frappants de Night Trap : s’il n’a pas vraiment fait école dans le jeu vidéo, on peut raisonnablement le voir comme un élément annonciateur des émissions de télé-réalité du type Loft Story – Big Brother.
Jouer à Night Trap, c’est d’abord, entre fièvre et incrédulité, chercher à savoir où regarder. Va-t-on plutôt observer la scène qui se déroule dans le salon (pour y apprendre des choses ou juste regarder les films danser) ou se précipiter immédiatement dans la chambre ou la salle de bain afin de neutraliser un maximum d’agresseurs potentiels ? Le mieux, en général, est d’opter pour la deuxième option, sans quoi la partie risque de tourner court. Si, du début à l’une ou l’autre de ses fins, le “film” sur écrans multiples dure environ 26 minutes, il en faudra beaucoup plus pour terminer Night Trap, qui est un jeu franchement difficile – à titre personnel, on rêve encore d’atteindre le checkpoint de la 13e minutes, à la fin de ce qui fut jadis son premier CD-ROM.
Des airs de cartoon géant
Quoi qu’il en soit, jouer à Night Trap, c’est rater des choses parce qu’on ne peut pas avoir l’œil partout à la fois. C’est le pivot de son projet voyeur – sa morale, disons. C’est, aussi, ce qui rend aujourd’hui l’expérience fascinante : Night Trap est conceptuellement aberrant et paradoxal sur bien des plans. C’est un film interactif que l’on ne peut tout simplement pas suivre correctement (ce qui est dommage, surtout en VF où ses doublages d’époque merveilleusement sous-joués valent le déplacement) car son gameplay relève plutôt de la pure action type “Whac-A-Mole”, comme si le jeu d’arcade le plus primitif s’était immiscé dans ce qui devait à l’époque être l’avenir. Bien que reposant sur des prises de vue réelles, Night Trap ressemble aussi par moments à une sorte de cartoon géant. Toutes ces chutes dans des trous soudainement apparus, ces disparitions dans des passages secrets ou des lits escamotables ont quelque chose de Scooby-Doo ou de Bip Bip et Coyote. Quant à ce qu’il demande vraiment du joueur, les ingrédients restent à peu près les mêmes qu’avec l’ancêtre Dragon’s Lair (1983) qui, en son temps, tirait, lui, profit de la technologie du Laserdisc autant que du talent du dessinateur Don Bluth : observer, mémoriser et réagir à temps.
Pour rire ou par curiosité, pour réviser son histoire du jeu vidéo (à noter : deux petits documentaires sont proposés en bonus) ou se laisser griser par sa glorieuse absurdité, l’expérience Night Trap vaut aujourd’hui encore (et peut-être plus encore aujourd’hui qu’hier, à la réflexion) le détour. Et puis il y a Dana Plato, alors entre la sitcom et l’enfer, en agent infiltré qui, régulièrement, se tourne vers nous et, de très loin, nous parle, les yeux dans les yeux. On frissonne un peu.
Night Trap (Digital Pictures / Screaming Villains), sur Switch et PC, de 12 à 15€. Egalement disponible sur PS4 (édition américaine seulement). A paraître sur Xbox One.
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