Pas facile d’être une jeune fille de 20 ans qui, après avoir lâché la fac, revient dans sa ville d’origine et retrouve famille, voisins et amis, quand bien même tout ce beau monde aurait de bonnes têtes d’animaux. A la fois âpre et rêveur, fantasque et doté d’une conscience sociale, d’un abord classique et bourré d’idées, la sensation indé « Night in the Woods » est un jeu renversant.
Ne pas se fier aux têtes vaguement mignonnes d’animaux presque rigolos de ses héros : Night in the Woods n’est pas une aventure gentillette pour les enfants, pas un jeu d’éveil façon Sago Mini qui stimule leurs sens et leur sensibilité en les incitant à se raconter à eux-mêmes de petites histoires toutes personnelles.
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Âpre et réjouissant
L’œuvre du mini-studio indépendant Infinite Fall, fondé par le game designer canadien Alec Holowka et l’animateur Scott Benson qui en ont financé le développement grâce un passage triomphal (50 000 $ demandés, 209 375 reçus) sur le site de financement participatif Kickstarter pourrait bien être le jeu le plus âpre et, en même temps, le plus réjouissant du moment. Rectification : à la réflexion, Night in the Woods, c’est un peu comme Sago Mini. C’est un jeu d’éveil, mais pour les grands.
A l’écran, notre alter ego s’appelle Mae. Âgée de 20 ans, la jeune fille à tête de chat rentre à Possum Springs, la ville de son enfance qu’elle avait quittée deux ans plus tôt pour partir à l’université où elle était la première de sa famille (et la seule de ses amis) à se faire admettre. Mais la fac, finalement, ce n’était pas pour elle. Il a dû se passer quelque chose. Elle préfère ne pas en parler. « Plus tard », dit-elle à sa mère qui, quelques jours après son retour, tente d’en apprendre un peu plus en accueillant Mae dans la cuisine au sortir d’une de ses (longues) nuits de sommeil.
Un polar
Pour l’instant, notre héroïne cherche à reprendre ses marques et renoue avec ses copains d’avant qui, tous, ont trouvé du travail entre-temps. Il y a d’abord son pote Gregg, et puis Angus, l’amant de ce dernier, et aussi Bea, son ex-meilleure amie avec qui le courant ne passe plus comme avant. Sauf, peut-être cette fois où les deux filles retournent au mall où elles zonaient autrefois. Elles font un peu les folles. Alors, quelque chose se passe.
Night in the Woods n’est cependant pas qu’une fiction (interactive) du quotidien même si chaque journée commence de la même façon : Mae se lève, sort se balader, regarde autour d’elle et discute avec les passants, quelque part entre un Shenmue réinventé en BD occidentale et un Animal Crossing urbain sur lequel pèserait un joli voile mélancolique – celui de Gone Home, disons. Il y a bien tout cela dans le jeu, mais c’est aussi un polar, voire un récit fantastique.
Une ville rongée par le chômage
Un jour, on a trouvé un bras coupé dans la rue – on pense à l’oreille ramassée dans un champ de Blue Velvet : David Lynch n’est pas toujours bien loin. Et puis il y a ces histoires de fantômes. Et ces rêves étranges (et jouables) que fait Mae presque chaque nuit. Un peu par curiosité, un peu par désœuvrement, nos quatre post-ados vont enquêter. On se gardera de trop en dire sur ce qu’ils découvriront.
Aussi important que ces emprunts aux genres, sans doute, est le contexte social. Possum Springs n’est plus ce qu’elle était. Depuis que les mines ont fermé, c’est une ville rongée par le chômage et cette manière de refléter une certaine réalité tranche singulièrement avec l’ordinaire du jeu vidéo. Surtout, Night in the Woods, n’en fait pas des tonnes, ne pose pas au jeu militant (qu’il est pourtant par la force des choses).
Ludique et onirique
Le but semble plutôt être, au fond, de représenter la vie dans toutes ses dimensions et de montrer que tout (ou presque) est lié. Et notamment que l’imaginaire, les rêves, les fantasmes, les désirs et les hallucinations ont aussi à voir avec la situation économique. De ce point de vue, Night in the Woods s’affiche en digne héritier d’un autre grand jeu indé : Kentucky Route Zero.
Il ne faudrait pourtant pas en déduire que l’expérience serait sinistre, déprimante. Bien au contraire : Night in the Woods est l’un des titres les plus drôles, inventifs et touchants de ces dernières années. Il s’agit d’ailleurs aussi d’un jeu de plateforme cousin de Mario dans lequel grimper (sur les maisons), sauter (sur les fils électriques) et taper (par exemple sur la chaudière d’une vieille femme outrée qu’on lui ait retiré le cadavre de son mari qu’elle aurait aimé conserver) sont des plaisirs en soi.
Certains semblent lui reprocher de n’être qu’un jeu linéaire, qu’une aventure est sur des rails. Qu’ils jettent un œil à quelques vidéos Let’s Play : ils ont toutes les chances d’y découvrir des séquences sensiblement différentes de celles qu’ils auront rencontrées et qui dépendent des choix de chacun.
Un jeu du passage à l’âge adulte
Et puis il y a tous ces passages qui surgissent idéalement quand on croit Night in the Woods sur le point de ronronner : un peu de rhythm game – notre quatuor a formé un groupe de rock amateur –, un dialogue avec soi-même devant le miroir, une simulation de vol à l’étalage, une pièce de théâtre interactive ou une épreuve d’arrosage de passants au moyen d’une statue géante de poisson dans un centre commercial. Sans relâche, Night in the Woods surprend et se pose là où on ne l’attendait pas. C’est merveilleux.
Un jeu d’éveil, disait-on. L’éveil est d’abord celui de Mae dont le voyage qu’il nous est demandé d’orchestrer a pour destination un lieu aussi excitant que terrifiant : l’âge adulte. C’est aussi celui du jeu vidéo en tant que mode d’expression qui (re)découvre ici qu’il est possible d’être un « vrai jeu » avec des références ludiques incontestables et une attention aux plaisirs simples et profonds de l’interaction tout en carburant à l’humain et en regardant le monde autour de soi pour en faire quelque chose qui soit à la fois neuf, fin, furieusement évocateur et somptueusement élégant.
Un jour, Mae explique en plaisantant qu’elle pense avoir pleuré toute sa vie jusqu’à l’âge de 9 ans, et à nouveau à partir de 13. Dans la rue, elle ne manque pas de s’arrêter pour écouter Selma, la poétesse subtilement burlesque du quartier. Puis, après avoir échangé quelques mots avec une bande de jeunes, elle va rendre visite à Angus, toujours pince-sans-rire dans son vidéo-club évidemment sans avenir. Entre autres choses, on aime ces gens.
Night in the Woods (Infinite Fall / Finji), sur PS4, Mac et PC, de 20 à 24€ (jeu entièrement en anglais)
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