Depuis les massacres commis par les jihadistes dans le nord-est du Nigeria en 2015, les survivants se sont installés dans des sites sur les bas-côtés de la route qui longe la frontière entre Niger et Nigeria. Une crise humanitaire sans précédent dont les premières victimes sont les enfants.
Le vent souffle fort. La chaleur est étouffante. Pieds nus, du sable sur le visage, un enfant de 3 ans observe son père avec anxiété. Ils viennent tout juste d’arriver dans le camp de Garim Wazam, un site de populations déplacées, près de la route nationale 1 au sud-est du Niger.
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“Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder, il faut que je finisse ma maison”, confie son père en langue kanouri. Comme la plupart des déplacés, il explique avoir fui par peur de Boko Haram (BH). Il y a moins d’une semaine, il a vu cinq hommes être abattus dans son village.
Boko Haram fait régner la terreur dans la région du lac Tchad
Depuis qu’elle a kidnappé 276 lycéennes en avril 2014, la secte islamiste, installée dans le nord-est du Nigeria, fait régner la terreur dans la région du lac Tchad en décimant les populations, leurs troupeaux et en brûlant les villages.
Depuis 2009, le bilan est lourd : près de 20 000 victimes et plus de 2 millions de réfugiés ou déplacés ont été précipités sur la route de l’exode. Dans l’urgence, cet agriculteur âgé de 41 ans n’a pu prendre que “quelques couvertures pour protéger ses huit enfants”. Il a tout perdu.
Avant la tombée de la nuit, il s’empresse de ramasser des tiges de mil et de la paille, qu’il ficelle avec de la corde tressée afin de se construire un abri, dérisoire protection contre la chaleur du jour et le froid de la nuit. A quelques mètres de lui, d’autres familles sont aussi désemparées, les enfants tournent en rond tandis que les femmes tentent d’assembler quelques bouts de bois, fragile armature sur laquelle elles jetteront un morceau de tissu.
Avant les massacres des villages de Baga, en janvier 2015, et de Bosso, en juin 2016, au nord-est du Nigeria, Garim Wazam n’était qu’un hameau avec des baraques en banco et quelques greniers alignés le long de la route. Maintenant, c’est une immense arche de Noé composée de huttes de paille et de bâches floquées de logos onusiens. La population est passée de 3 000 à 13 000 personnes.
Des vieux et des bébés brûlés vifs
Près d’une salle de classe, Mustapha, 49 ans, se souvient de “l’exode”. Trois feutres dépassent de sa poche de costume : c’est l’un des directeurs des écoles temporaires récemment ouvertes par l’Unicef. Il était à Bosso, lors de l’assaut de Boko Haram.
“Ils ont attaqué après 23 heures quand le village était endormi. Ils sont rentrés et ont abattu des gens. Je les entendais crier ‘Allahu akbar’. Ils ont incendié les maisons et les véhicules. Le ciel était en feu. Beaucoup de gens ont pris la fuite. J’en ai vus marcher sur d’autres pour échapper au massacre. Les handicapés, les vieux, les bébés ont été laissés sur place et sont morts brûlés. J’ai vu ça de mes yeux !”
“Sur la route, j’ai vu des enfants mourir de soif et de faim” Mustapha, 49 ans, réfugié
Comme des dizaines de milliers de personnes, il a pris la route de l’exil vers le nord du Niger et la ville de Toumour. “Durant deux jours, j’ai marché. Je suivais la foule. Une file longue et continue de 25 à 30 kilomètres. On manquait d’eau, de nourriture, on n’avait rien. Sur la route, j’ai vu des enfants mourir de soif et de faim, des gens tomber d’épuisement. J’entends encore leurs cris.”
Il est arrivé à Garim Wazam, il y a bientôt six mois. “Au début, il n’y avait même pas de point d’eau, mais grâce à l’assistance reçue, la vie s’est organisée et nous avons été ravitaillés en vivres. Maintenant, je me sens bien ici. Nous sommes en sécurité.”
Des huttes sur la RN1
Comme lui, des centaines de milliers de personnes ont décidé de s’arrêter dans ces huttes qui jalonnent la route nationale 1, plutôt que dans les camps mis en place par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, plus au nord. Beaucoup de Nigérians et de déplacés ne souhaitent pas s’éloigner trop loin de leurs terres agricoles. Boko Haram vaincu, ils espèrent revenir chez eux.
Construite dans les années 1970, la RN1 fut d’abord surnommée “route de l’unité”. Elle visait à relier le Niger d’ouest en est : de la capitale Niamey aux rives du lac Tchad. Rapidement dégradée, elle est devenue la “route du pétrole”, en 2012, à la faveur de l’exploitation du bloc d’Agadem, près du Tchad, à 1 600 km de Niamey. Une compagnie chinoise a entrepris sa rénovation. Aujourd’hui, la RN1 est la bouée de sauvetage des déplacés.
Si après les premières attaques de BH, en février 2015, l’entreprise chinoise a plié bagages, le nouveau tronçon d’asphalte a permis aux organisations humanitaires de venir en aide aux 240 000 victimes de la secte armée, dont une majorité de Nigérians qui vont et viennent, de site en site, en fonction des attaques ou des menaces incessantes.
Au milieu des caravanes de moutons et de chèvres, les 4×4 blancs des Nations unies et des ONG quadrillent le territoire. “Cette situation n’est pas idéale pour l’armée qui intervient dans la région, dans le cadre de la Force internationale d’interposition, mais la route protège et offre un accès possible à des ressources, à l’assistance humanitaire et aux informations, estime un humanitaire. Elle constitue un lien économique essentiel à la survie des populations, fortement dépendantes de la communauté qui les accueillent et des acteurs humanitaires.”
“D’abord, j’ai entendu leurs tirs”
Au centre du site, Alakaka, 15 ans, nous accueille chez lui : un abri en paille surmonté d’une bâche fournie par la Croix-Rouge internationale. Assis sur une natte aux côtés de son père, il raconte sa vie d’avant. Il habitait Malam Fatori, un village nigérian près de la frontière du Niger et de la rivière Komadougou. Il y pêchait des silures et des carpes. “Parfois, j’allais même naviguer seul sur la barque”, raconte-t-il avec regret.
“Ils ont sorti quelqu’un de la foule et ils l’ont égorgé sous mes yeux” Alakaka, 15 ans, réfugié
Tout a basculé lorsque la ville est tombée aux mains de Boko Haram, dans la nuit du 5 au 6 novembre 2014, après soixante-douze heures de combat acharné contre l’armée nigériane. “D’abord, j’ai entendu leurs tirs, se souvient l’adolescent. Puis j’ai vu des gens tomber sous les balles. Les ‘BH’ ont rassemblé les habitants. Ils ont sorti quelqu’un de la foule et ils l’ont égorgé sous mes yeux. Je n’ai pas compris pourquoi. Je ne connaissais pas son nom. Je me rappelle juste qu’il portait des cicatrices au visage…” Avec sa famille, il a pu fuir, mais ces images le hantent. “Quand je rêve, je vois des gens qui dorment se faire égorger. Je vois ma famille se faire ligoter, puis être tuée.”
A une centaine de mètres, Adama, père de neuf enfants, coiffé d’un kufi blanc, fait les cent pas devant sa hutte en paille. Originaire lui aussi de Malam Fatori, ce pêcheur se retrouve sans ressources. “Les violences n’ont pas seulement entraîné une crise humanitaire de grande ampleur, elles ont également frappé l’économie d’une région auparavant très dynamique, centrée sur l’exploitation agricole, le pastoralisme et la pêche autour du lac Tchad et de la rivière Komadougou qui sépare le Niger du Nigeria, analyse Anne Boher, responsable de la communication de l’Unicef au Niger. Ces populations ne sont plus en mesure de se rendre sur les lieux de production et n’ont plus accès aux circuits de distribution et de commercialisation, perdant ainsi toute source de revenus. Fuyant l’insécurité et le manque de ressources, elles trouvent refuge auprès des communautés locales parmi les plus pauvres du Niger.”
“On attend les distributions des associations humanitaires”
Les autorités régionales estiment à 19 milliards de francs CFA (environ 29 millions d’euros) les pertes subies par la région depuis février 2015, date des premières attaques de Boko Haram sur le territoire nigérien. Cette situation continue de saper la résilience des communautés de la région en proie à une insécurité alimentaire récurrente et au manque d’eau potable.
“Je passe ma journée assis à ne rien faire, depuis huit mois, se lamente Adama d’une voix grave. On vit entassés à onze et je n’ai même pas assez de tiges pour agrandir cet abri.” Avec l’afflux de déplacés, toutes les tiges de mil des environs ont été ramassées et il faut deux heures de marche pour en trouver de nouvelles. “On attend les distributions des associations humanitaires”, ajoute-t-il, en pointant du doigt un sac de riz bientôt vide.
Malgré cette situation précaire, Fatima, sa fille de 15 ans, assure que pour rien au monde elle ne retournerait au Nigeria. “Là où je vis, il n’y avait pas d’école. Aujourd’hui, j’apprends à lire et à écrire.” Grâce à l’Unicef et l’ONG italienne Coopi, qui ont installé des salles de classe, de nombreux enfants ont pu suivre des cours.
“Avant la crise, cette région avait l’un des taux de scolarisation parmi les plus bas du pays” Anne Boher, Unicef
“Avant la crise, cette région avait l’un des taux de scolarisation parmi les plus bas du pays, précise Anne Boher. Après que les populations ont trouvé refuge dans des sites spontanés, nous avons pu non seulement scolariser des milliers d’enfants qui peuvent ainsi poursuivre leur scolarité dans des conditions acceptables, mais également permettre à des milliers d’autres d’accéder à l’école et à l’alphabétisation, souvent pour la première fois. Nombreux sont les parents à en découvrir les effets positifs sur le développement de leurs enfants.”
“Tout le monde veut aller à l’école”
Le défi est titanesque. Depuis le début des années 2000, Boko Haram a répandu l’idée auprès de nombreux Nigérians pauvres et en colère contre la corruption de leurs élites dirigeantes qu’il faut rejeter l’école. Littéralement, “Boko Haram” signifie que les livres, “books”, et par extension l’éducation “occidentale”, sont “haram”, à proscrire.
Aujourd’hui, les enfants se bousculent pour assister aux cours et les professeurs peinent à répondre aux demandes de scolarisation. Sous une bâche, les enfants se serrent parfois à cinq sur des bancs prévus pour deux personnes.
“Tout le monde veut aller à l’école. Ici, ils oublient tout, sourit Adama Aichatou, professeure de français. Le problème, c’est que de nombreux enfants n’ont jamais connu l’école, tandis que d’autres ont été déscolarisés depuis plus de deux ans, et il faut tout reprendre à zéro.”
Assise sur un pupitre en bois sous un acacia qui la protège du soleil, cette femme énergique regrette la faiblesse des moyens dont elle dispose : “Nous n’avons pas de latrines, nous manquons de fournitures, de gardiens pour veiller sur le matériel scolaire. Nous n’avons pas de pharmacie et de véhicules en cas d’urgence sanitaire. On a l’amour de notre travail, mais c’est difficile de travailler dans ces conditions.”
Des enfants traumatisés
Beaucoup d’enfants victimes de BH ont l’esprit tourmenté. Selon l’Unicef, ils constituent 55% des personnes déplacées depuis la crise. Et parmi eux, 76 017 ont besoin d’un soutien psychologique. “Quand nous sommes arrivés, les enfants se livraient à des jeux violents, se rappelle le directeur d’école, Mustapha. Les enfants s’étaient répartis en deux clans. Un groupe incarnait Boko Haram et l’autre l’armée nigériane. Ils se jetaient des cailloux. Ils avaient construit des avions de chasse en papier pour reproduire les bombardements. C’était vraiment un triste spectacle. L’école est un enjeu d’avenir car c’est sa non-fréquentation qui entraîne des adhésions à BH.”
Une semaine plus tôt, un incident survenu dans la cour de l’école, démontre cette violence : Mamadou, 13 ans, a voulu s’interposer dans une bagarre entre deux camarades et, dans le tumulte, a reçu un coup de couteau. Aujourd’hui, un épais bandage couvre son pied gauche. Traumatisés par la guerre, les enfants reproduisent la violence qui prévaut désormais dans la région du lac. Selon nos informations, il resterait encore entre 5 000 et 7 000 combattants dans les rangs de BH.
“Au début, ils n’arrivaient même pas à jouer ensemble” Magra, association Coopi
Magra, 35 ans, observe des jeunes filles en file indienne faire des paniers de basket. Il est animateur socioculturel et sportif pour Coopi. “Ces enfants ont vécu des traumatismes, explique-t-il. Certains étaient violents. Grâce au sport, on parvient à les réinsérer.” Devant un terrain de foot où des ados jouent pieds nus, il commente : “Au début, ils n’arrivaient même pas à jouer ensemble. Aujourd’hui, ils ont compris que sans passes, on ne marque pas de but. Et sans règles, il n’y a pas d’adversaire.”
Dans son épais classeur, il montre les différents jeux auxquels il a recours : chat, marelle, téléphone sans fil, roi du silence, la tomate. Ces activités lui permettent de repérer les signes de détresse chez les enfants et complètent le travail d’observation de l’enseignant. “Quand ils ne jouent pas, qu’ils manquent d’appétit ou qu’ils sont silencieux, c’est souvent qu’il y a besoin d’un appui plus important.” Surtout quand, comme Amssatou, ils ont vécu sous Boko Haram.
Une otage de 15 ans
A quelques kilomètres de Garim Wazam, dans un village d’accueil près de la RN1, des jeunes femmes chahutent en tirant l’eau d’un puits. A leurs pieds, des dizaines de bidons d’eau attendent d’être remplis. Leurs exclamations couvrent le bruit de la pompe manuelle.
Au milieu d’elles, Amssatou, 15 ans, affiche une élégance déroutante dans un ensemble en wax aux motifs colorés, enveloppée par un voile fuchsia transparent qui sort de sa coiffe et couvre délicatement ses épaules. Elle rit et ne laisse rien paraître de l’enfer qu’elle a vécu. Elle est originaire de Baga, au nord-est du Nigeria. Pendant “deux mois et dix jours”, elle a été l’otage de BH.
Dans une hutte à l’abri des regards, assise sur une natte colorée, elle parle. Les mots sortent lentement. Amssatou a souffert. Les yeux baissés, elle raconte : “Lorsque Boko Haram a attaqué mon village, ils ont détruit les boutiques et les maisons. Ils ont tué les hommes et épargné les femmes. Mon papa, mon oncle et quatre autres membres de ma famille sont morts.”
“Jusqu’à ma libération par l’armée, je n’ai fait que souffrir” Amssatou, 15 ans, réfugiée
En manipulant un bout de charbon avec sa main droite, elle détaille ses conditions de captivité : “J’ai été enfermée dans une classe avec vingt-cinq filles. Je n’avais pas le droit de parler, même à mes amies, c’était interdit de discuter. On nous frappait. Le matin, nous devions balayer et préparer à manger aux combattants de BH. L’après-midi, nous devions transporter de l’eau. Jusqu’à ma libération par l’armée, je n’ai fait que souffrir.” Durant des semaines, elle n’a pu sortir la tête dehors sans être accompagnée d’un militant de Boko Haram. “Les rares fois où j’ai pu marcher dans mon village, j’ai vu des cadavres qui jonchaient le sol un peu partout.”
Des secrets et des cauchemars
Si elle a été épargnée – contrairement aux femmes mariées de son village que BH utilise comme kamikazes –, c’est parce qu’elle était promise à un jihadiste. “Ils m’avaient trouvé un mari, murmure-t-elle. Je ne l’avais jamais vu auparavant. C’était un militaire enturbanné, avec un treillis et une kalachnikov. Pour nous préparer, on nous forçait à lire le Coran et à apprendre l’arabe.”
Comme des dizaines de milliers de femmes prisonnières de BH, Amssatou admet du bout des lèvres avoir subi des violences sexuelles. Avant de se reprendre, gênée : “En fait, ils ont essayé de me violer, mais quand ils se sont approchés de moi, j’ai récité des versets du Coran et ils sont partis.”
Si elle fait des cauchemars, elle se garde bien de raconter son histoire à ceux qui l’entourent. A l’exception de sa grand-mère avec laquelle elle vit, personne ne sait ce qu’elle a vécu : “C’est difficile de garder ce secret, mais si les gens savaient que j’ai été capturée, je ne trouverais jamais de mari. Quand tu es capturée par Boko Haram, les gens te soupçonnent ensuite d’être salie et plus personne ne veut t’approcher.” Aujourd’hui, Amssatou veut apprendre à lire et écrire. Plus tard, elle aimerait faire des études, se marier. Des rêves d’enfant.
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