Historien des droites extrêmes, Nicolas Lebourg analyse la position du Front national dans cet entre-deux-tours inédit, et s’interroge sur les stratégies que devra adopter le parti de Marine Le Pen à l’avenir pour engranger des victoires électorales.
Comment expliquer que la présence du FN au second tour ne provoque pas le même traumatisme qu’en 2002 ?
Nicolas Lebourg – Le 21 avril 2002, beaucoup considéraient que l’extrême droite était morte. Après la scission de 1998 entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, elle apparaissait morcelée et dans l’incapacité de se relever. La surprise était totale, d’autant plus pour les plus jeunes. Aujourd’hui, nous avons vécu une progression par paliers du vote frontiste. Tout le monde a intégré depuis deux ans que Marine Le Pen serait au second tour de cette élection.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il y a aussi qu’en 2002, le PS a frôlé le second tour à 200 000 voix près (avec 16 % des suffrages). Aujourd’hui, il est à 6 %. A l’époque, Arlette Laguiller (Lutte ouvrière) et Olivier Besancenot (Ligue communiste révolutionnaire) avaient rassemblé quasiment 10 % des voix. Les scores cumulés du NPA et de LO atteignent désormais péniblement les 1,7 %. Or c’est ce peuple de gauche, organisé par ces partis, qui a entraîné les grandes manifestations après le 21 avril 2002. Aujourd’hui, le camp social-démocrate est en lambeaux et l’extrême gauche totalement décomposée. La jonction entre les masses sociales démocrates et ses avant-gardes radicales n’a pas eu lieu.
Pensez-vous que le FN possède une marge de progression et des chances de l’emporter au second tour ?
Des possibilités de progression oui, évidemment. La question principale est celle du cap des 40 %. Si Marine Le Pen le passe, elle pourra dire que le FN a achevé sa normalisation et sera en position de force en vue des élections législatives. Elle deviendra une figure incontournable de l’opposition et pourra sereinement viser la présidentielle de 2022.
Marine Le Pen a choisi de se mettre en retrait de sa fonction de présidente du FN. Ce coup peut-il être payant électoralement ?
Certes, l’image du parti est mauvaise mais la sienne aussi. Elle ne doit pas simplement se défaire de l’image du FN mais doit aussi apparaître comme plus rassembleuse. Pour Marine Le Pen, le principal obstacle reste son image. Elle confond trop souvent la question de l’autorité et l’autoritarisme. En 2017, un sondage Ifop rapportait que 68% des Français la jugaient “sectaire”.
Elle a pourtant fait beaucoup d’efforts pour policer sa communication durant cette campagne.
Elle essaie mais on a vu le problème resurgir lors du débat du 4 avril entre les onze candidats. Lorsqu’elle n’ose pas répondre avec agressivité, elle devient transparente. Quand Fillon l’attaque en lui disant : “Vous n’avez pas de programme économique car tout repose sur le référendum sur la sortie de l’euro et les Français voteront contre”, elle ne répond qu’avec un sourire crispé. A force de se ménager, elle a manqué de répondant. Marine Le Pen est forte en débat quand elle assume une certaine agressivité. C’est tout le dilemme.
A-t-elle encore des voix à remporter chez les ouvriers afin de lui permettre de franchir ce cap des 40 % ?
Sur le papier, son plan d’opposer le vote des CSP+ pour Emmanuel Macron d’un côté et des perdants de la mondialisation de l’autre fonctionne. “Je suis la France du non, il est la France du oui”, c’est un discours efficace. On comprend l’intérêt et on voit bien la stratégie : construire une majorité et un conglomérat électoral. Ça pourra marcher sur une partie de l’opinion. Mais quels sont les signaux qu’elle reçoit des forces politiques constituées ? De Christine Boutin, de La Manif pour tous, de Sens commun… Ce ne sont pas exactement des représentants de la classe ouvrière.
Malgré la progression de Jean-Luc Mélenchon, qu’est-ce qui fait que de nombreux jeunes continuent de se tourner vers le FN ?
Je crois qu’il y a une chose simple à observer, celle du déclassement de la jeunesse. On a quand même mené – et pas qu’en France – des politiques consistant à précariser le marché du travail, à baisser les niveaux de salaire, de manière à faire tenir le système des retraites. On a choisi largement, dans les sociétés occidentales, de maintenir le niveau de vie des seniors en modernisant le marché du travail. Il y a un moment où cela se paie politiquement. Nous avons des jeunes qui sont diplômés à 38 % dans un pays où l’on sait très bien que le diplôme n’est plus une voie garantie pour des métiers qualifiés. Il y a une mise en cause extrêmement virulente d’un système qui semble construit au détriment des jeunes générations.
C’est tout de même paradoxal puisqu’il s’agit d’une classe d’âge qui n’a pas connu la France sans l’espace Schengen et l’union monétaire…
Ce n’est pas pour rien qu’Emmanuel Macron a du succès aussi. On a le sentiment d’un pays complètement verrouillé, ankylosé, sclérosé, où tout est bloqué avec une classe d’âge qui a moins de 40 ans et qui estime qu’elle a été sacrifiée au profit des générations antérieures. Comme le montre Louis Chauvel (sociologue spécialisé dans l’étude des changements de structures sociales par génération – ndlr), il y a un sentiment assez largement partagé d’un pays coincé entre plusieurs classes générationnelles. Les “fractures françaises” sont générationnelles et territoriales et ne sont pas assez prises en compte.
Marine Le Pen semble devant un casse-tête stratégique entre la ligne sociale et souverainiste de Florian Philippot – efficace dans les bassins ouvriers – et le discours libéral et identitaire de Marion Maréchal-Le Pen qui marche dans le sud de la France et pourrait lui permettre d’attirer une partie de la droite…
Il y a deux possibilités pour elle. Soit le FN continue de fonctionner sur ses deux jambes, Philippot d’un côté, Marion Maréchal-Le Pen de l’autre, et accepte de ne pas conquérir le pouvoir dans cette configuration. Cette dualité peut permettre de bloquer la vie politique et bloquer un quart des voix – une perspective qui, connue d’avance à cette présidentielle, a participé de la redistribution de l’ensemble des voix. Notre système n’est pas conçu pour trois ou quatre pôles comme au premier tour de cette présidentielle. Le FN peut être un facteur d’instabilité jusqu’à ce qu’on finisse par changer nos institutions ; jusqu’à ce qu’un pouvoir dise : il faut qu’on change nos lois électorales de manière à obtenir une forme de stabilité.
Le second scénario, c’est que le FN finisse par admettre que sa vocation fondamentale n’est pas de prendre la présidence de la République – car il n’est pas capable de rassembler 50 % des voix – et participe à une coalition. Cette coalition ne peut être que de droite. Le FN devra alors se résorber un peu sur certaines catégories sociales afin de se focaliser sur d’autres. En somme, en pénétrer moins mais mieux. Et, grâce à ce bloc constitué, frapper un jour à la porte du pouvoir. Un jour, le réel rattrapera Marine Le Pen et elle sera obligée d’effectuer un choix.
Le protectionnisme économique qu’elle met en avant rencontre-t-il un vrai succès au sein de l’électorat ouvrier ?
Cette posture lui donne une grande cohérence intellectuelle. Marine Le Pen apparaît comme capable de proposer une protection complète. Son discours est celui d’un souverainisme politique, économique et culturel qui promet à l’électeur, quelle que soit sa classe sociale, d’être protégé de la globalisation économique, démographique et culturelle, et d’avoir la jouissance à la fois des gains du capitalisme entrepreneurial (thème du “protectionnisme intelligent”) mais aussi de la protection de l’Etat-providence (thème de la “préférence nationale”).
Le seul problème, c’est quand un projet qui paraît cohérent vous fait perdre des élections, comme lors des dernières régionales. Tous les voyants sont au vert pour elle : un candidat de la droite rattrapé par les affaires, le Brexit, Trump, des attentats partout dans le monde, une crise économique, le résultat du référendum grec qui n’est pas respecté… Malgré cette situation de rêve, elle n’est pas parvenue à virer en tête au premier tour de la présidentielle. Et elle ne bénéficiera pas de reports extraordinaires de voix car ce programme, en particulier sur la question de l’euro, continue d’être un problème pour l’électorat de droite. Son score reste très bas chez les retraités comme chez les catholiques pratiquants.
Cette ligne idéologique ne l’empêche-t-elle pas de faire exploser la droite ? Si elle tenait un discours plus libéral, plus identitaire, comme en rêvait en son temps Bruno Mégret, n’arriverait-elle pas dans une situation où elle pourrait rallier à elle une partie des Républicains pour former une nouvelle plate-forme ?
J’en suis persuadé. Plus la droite française est identitaire, plus elle est libérale économiquement. Quand on regarde les grandes droites, y compris au niveau mondial, on pourrait citer Trump, elles ne remettent jamais en cause le libéralisme économique. Marine Le Pen n’a pas compris qu’on ne peut pas demander à des politiques de se suicider électoralement, ils ne le feront jamais. Comment convaincre des gens qui ont des intérêts et des options divergentes des tiennes de te rallier ? C’est injouable. Marine Le Pen ne demande pas à la droite de s’entendre avec elle, elle lui demande d’aller à Canossa, d’être à genoux, une corde au cou. Ça ne marche pas comme ça : il faudrait que le FN propose aux droites la construction d’un bloc où chacun amène ses clientèles sociologiques pour assurer une prise de contrôle stable des institutions.
Peut-elle parvenir à constituer un groupe parlementaire ?
C’est compliqué. Si l’on observe le rapport de force sur les circonscriptions, il y a pas mal d’endroits où elle monte à 30 % et où on peut se dire qu’un mois après, un candidat FN peut être en position de l’emporter dans une triangulaire. Le seul problème dans ce schéma-là, c’est que les résultats du premier tour de la présidentielle ne seront pas forcément ceux des législatives. Ce n’est ni le même vote, ni la même dynamique. De plus, le FN, quoi qu’on en dise, n’a pas assez travaillé sur ses enracinements locaux. Les législatives, c’est à la fois une étiquette pour une majorité présidentielle et des personnes intégrées dans leurs territoires.
En 2012, Jean-Marie Le Pen déclarait que Dominique Strauss-Kahn était l’adversaire rêvé pour sa fille car il incarnait le libéralisme économique. Six ans plus tard, Emmanuel Macron est-il dans la même position ?
C’est l’adversaire rêvé car Marine Le Pen et Florian Philippot semblent vouloir rejouer sans fin la campagne des européennes de 2014 où le FN est arrivé en tête. Face au “libéralisme intégral” et à l’Union européenne, le FN incarnait le “souverainisme intégral”. Eriger Emmanuel Macron en fourrier de la mondialisation, du libéralisme et du transnationalisme, ça peut marcher électoralement. Surtout qu’elle associe libéralisme et ouverture des frontières à la propagation du terrorisme islamique.
Mais il y a une différence fondamentale avec DSK : ce dernier ne remettait pas en cause, contrairement à Emmanuel Macron, la question du clivage gauche/droite. On peut le représenter comme l’agent du libéralisme mais il se présente comme au-dessus des partis avec un storytelling habile et moderne. Il propose un rassemblement national et patriote, terrain sur lequel ne s’est jamais aventuré Dominique Strauss-Kahn. C’est un discours pas si simple à contrer pour la présidente du Front national. Surtout que sur la question de la modernité, il a de larges avantages : depuis 1974, et hormis en 1981, cela fait sept présidentielles que l’on entend le nom des Le Pen.
Emmanuel Macron a-t-il eu raison de se réapproprier le terme de “patriote” dans son combat contre l’extrême droite ?
C’est habile. Il incarne le retour à un nationalisme d’avant 1870, celui issu de la Révolution française. Une sorte de “nationalisme d’universalité”, fier de son pays, de ses valeurs et ouvert vers l’extérieur. Face à cela, Marine Le Pen propose un nationalisme étriqué plus classique, celui d’après 1870. Depuis le 11 janvier 2015, on a vu ces deux nationalismes réoccuper l’espace public. Ils l’ont reconfiguré jusqu’à la finale de la présidentielle.
Assiste-t-on à la fin du clivage droite/gauche au profit d’un clivage entre souverainistes et libéraux ?
Je n’ai pas l’impression que la droite soit perdue. C’est la gauche la plus égarée idéologiquement. Quand, officiellement, 2 millions d’électeurs ont péniblement voté à la primaire de la gauche, dans le même temps, 4 millions de gens se sont déplacés à celle de la droite. ll y a manifestement en France une identité de droite qui s’assume comme telle plus facilement qu’à gauche. On l’a bien vu lors de la campagne. A plusieurs reprises, Jean-Luc Mélenchon a déclaré qu’il ne se revendiquait pas de la gauche car le terme était désormais connoté trop négativement par le mandat de François Hollande. Pour beaucoup de jeunes, la gauche, c’est Valls et Hollande. A partir du moment où l’on doit se battre pour ce déterminant, ça montre une vraie confusion idéologique.
Marine Le Pen est embourbée dans une série d’affaires judiciaires, mais il semblerait que son électorat ne lui en tienne pas rigueur. Qu’en pensez-vous ?
C’est un poison lent. Il est vrai que les affaires du FN sont très compliquées à expliquer et qu’une grande partie des Français passe à côté. Mais une information restera : elle vient d’une famille riche. Très longtemps, elle a bénéficié d’une forme d’immunité grâce à son écrin électoral d’Hénin-Beaumont. Hénin-Beaumont faisait passer la fille de Jean-Marie Le Pen pour une fille du peuple. Cet ancrage la rattachait aux classes populaires. Je pense que ces affaires ont dissipé ce mirage. Elle apparaît désormais comme rattachée au camp des riches.
Ça l’a rendue également silencieuse sur les propositions de moralisation de la vie publique et la dénonciation de la corruption…
C’est pour ça que la repartie de Philippe Poutou – “l’immunité ouvrière” – a connu un si grand écho. D’un seul coup, elle est apparue comme quelqu’un qui profitait des privilèges du système. Et la plupart des Français ont découvert les montants touchés par le FN au Parlement européen. Que Marine Le Pen puisse se soustraire à la justice passe mal dans l’opinion. N’oublions pas que nous sommes un pays où la nuit du 4 août, celle de l’abolition des privilèges, a très fortement marqué l’imaginaire historique.
Au FN, beaucoup jugent en interne que Marine Le Pen a raté sa campagne présidentielle. Peut-on s’attendre à des règlements de comptes après les élections ?
Je ne pense pas que le leadership de Marine Le Pen sera discuté, mais si elle fait moins de 40 % de voix, ça sera la gueule de bois. Elle devra s’interroger sur sa stratégie et sur son manque de signaux envoyés à la droite catholique et libérale. Pourquoi n’a-t-elle pas cherché à leur donner des gages alors que ce sont les seuls à avoir appelé à voter pour elle ? Pourquoi avoir mis sur la touche Marion Maréchal-Le Pen qui, elle, aurait pu les toucher ?
Si elle ne parvient pas à convertir l’essai de ce second tour aux législatives et qu’elle n’obtient pas vingt députés, une question se posera. Celle que l’on adressait régulièrement à son père : voulez-vous vraiment le pouvoir ou simplement tenir le rôle de perturbateur installé du système ?
Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout de Nicolas Lebourg (Les Echappés, 2016)
{"type":"Banniere-Basse"}