Une semaine après l’attaque au camion, le récit en coulisses dans une rédaction meurtrie et soudée. Et dans une ville qui aura du mal à panser ses plaies.
Une poupée rose gît sur la Promenade des Anglais, coiffée d’un bonnet défait qui devait juste avant trôner sur sa tête, et des policiers ont dessiné à côté une flèche à la craie blanche. À la place de la flèche, c’était un corps sans vie d’une gamine fauchée par le terroriste à bord du camion. Elle devait avoir 2, 3, 4 ou 5 ans, je ne sais pas. Mais cette poupée, je la reconnais. C’est la même que celle de ma fille de 18 mois. Je la reconnais car beaucoup d’enfants de son âge ont la même poupée.
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Nice, promenade des anglais ce soir.
La désolation.
L’abominable.
L’imaginable. pic.twitter.com/Z3AuXbBHRg— Christophe Cirone (@Cirone06) 14 juillet 2016
Il est minuit et 52 minutes, jeudi 14 juillet, et l’un de mes collègues de Nice-Matin, Christophe Cirone, vient de tweeter cette image. Il marche entre les corps calcinés, fait parler ceux qui le peuvent encore, marche encore et encore, puis soudain garde le silence pour observer l’horreur. Toute la nuit, il sera sur la Promenade de la mort, à la recherche de témoignages pour reconstituer le fil d’une nuit tragique. « La désolation, l’abominable », écrit-il. Plusieurs heures après, de retour au bureau, il me dit: « Sur le coup, je n’ai pas compris que le corps avait été enlevé. » Puis il garde le silence et se replonge dans son ordinateur.
J’étais à Paris le soir du 7 janvier 2015, j’avais des amis concernés par le 13 Novembre, mais je n’avais pas vécu d’aussi près les événements, en tout cas pas comme journaliste. Cette fois, tout était concret. Direct. Sans filtre. Peut-être parce que Paris impose un rapport avec le réel différent, que Nice évoque d’abord les loisirs et non le travail.
On n’est jamais prêts. On ne le sera sans doute jamais. Et pourtant, comme en Israël, comme dans d’autres pays confrontés au terrorisme, on commence à s’habituer, même si l’émotion a vite laissé place à la colère, au dégoût et au ras-le-bol, surtout à Nice, où certains découvrent que la ville n’était peut-être pas si « Charlie » que ça – pour preuve les altercations qui ont émaillé la minute de silence lundi 18 juillet – et qu’elle est un carrefour de l’islamisme radical depuis plusieurs années.
Contrairement aux attentats qui ont touché le Bataclan et les terrasses, il n’y a pas eu de marche spectaculaire à Paris ou ailleurs ; alors même que Nice s’était largement mobilisée après le 13 novembre. Depuis la capitale, on semble observer de loin cette agitation et cette colère qui a vite emporté les Niçois qui accusent, dans le sillon de leur ancien maire Christian Estrosi, le gouvernement de mentir et d’être responsable de la catastrophe, en ayant sous-estimé la sécurité pour le 14 juillet.
Désormais, toute les villes sont concernées
Dans cette ville balayée par les flux migratoires, où cohabitent une population pied-noire, une forte immigration italienne et une communauté musulmane issue d’Afrique-du-Nord, les tensions sont fortes. La vie n’est pas si apaisée que veulent bien le croire les nombreux touristes qui viennent se baigner trois fois l’an sur la Côte d’Azur. Comme souvent sur les bords de la Méditerranée, l’émotion fut forte, mais pudique, teintée d’incompréhension de la part de certains médias étrangers, qui parvenaient difficilement à expliquer concrètement pourquoi la ville avait été touchée – on ne tire pas aussi facilement de conclusions nationales d’une ville comme Nice, rattachée à la France depuis seulement 1860…
Nice est une ville de province mais aussi une métropole, le symbole de la vie douce, où viennent se reposer les retraités paisibles pour y couler leurs vieux jours. On croyait que la France avait découvert le terrorisme avec les attentats du 7 janvier, du 9 janvier, du 13 novembre… Mais c’était surtout Paris. Et chaque ville découvre la géographie de la peur à son tour.
Contrairement à Paris, capitale mondialement connue, pointée du doigt par les terroristes, Nice n’était pas une cible de choix pour un attentat, pensait-on. On se trompait: car Nice n’est pas une ville moyenne, c’est une grande ville qui avait finalement toutes les caractéristiques pour être touchée.
C’est également une ville éloignée de Paris – et ça a son importance –, où les journalistes locaux ont un rôle primordial et où les correspondants sont peu nombreux (comme partout ailleurs en province), ce qui explique sans doute que la couverture médiatique fut moins spectaculaire que pour les précédents attentats. Certains trouvent ça normal: je pense que cela reflète bien la coupure entre Paris et le reste de la France, la première ressemblant de moins en moins à la seconde…
La souffrance alentours
22h30, jeudi 14 juillet. Mon rédacteur en chef à Nice-Matin, Damien Allemand, a survécu à l’attentat. Ce soir-là, il couvrait en direct sur Facebook le feu d’artifices de la promenade des Anglais. Il manque de mourir, frôlé par le camion de la mort, et racontera tout ça dans un récit qui sera repris dans le monde entier. Pas une seule fois, dans les jours qui ont suivi, je ne l’ai entendu se plaindre ou parler de cette soirée de façon angoissante ou traumatisante. Il a été sur le pont dès le début et est resté très digne, nous a rassurés, mais c’était à nous aussi de le faire, pour qu’il puisse tenir le coup. Il n’a pas cessé de travailler depuis le 14 juillet.
22h55. Je suis encore chez moi, le téléphone commence à sonner. Une collègue me dit: « Y a eu un attentat à Nice! Y a eu un attentat à Nice ! » Au début, je ne l’ai pas crue. Elle rétorque: « Tu crois vraiment que je fais des blagues sur ça? » D’emblée, j’entrais de plein pied dans l’horreur. On rapplique au journal.
Dans la voiture à fond sur la voie Mathis, j’écoute la radio. Il est environ 23h10, j’ai pris une brosse à dents, qui ne servira à rien, et un t-shirt de rechange. Rien sur France Info. Rien sur RMC, Inter, Europe 1… Je ne comprends pas. Sont-ils si loin que ça? Que se passe-t-il? Le drame de la presse nationale, c’est que tout ce qu’il se passe en province n’existe pas. Sur la route, je vois des gens qui courent, qui téléphonent, qui me regardent paniqués. La presse nationale arrivera vers 4h du matin, dans les bagages du ministre de l’Intérieur, puis surtout le lendemain. Vendredi après-midi, des amis journalistes parisiens me disaient encore qu’ils ne pourraient décoller qu’à 18h ou 19h, et resteraient quelques jours seulement, car les avions étaient pleins à craquer.
C’est idiot mais, quelques minutes avant ce coup de téléphone, j’entendais par la fenêtre de mon appartement, situé à quelques centaines de mètres de la Prom’, les bruits sourds du feu d’artifices. Je pensais: je déteste ça, jamais je n’emmènerai ma fille voir ce genre de choses. J’avais en tête les souvenirs des fêtes nationales de mon enfance où je jouais avec des copains trouvés dans la soirée. C’était pourtant pas si mal. Mais c’est ainsi, avec l’enfance, on est un peu cons, et ces rassemblements obligatoires finissaient par me peser. Je me disais: « Plus jamais ça ! »
L’horreur et la panne en direct
Ce soir-là, au journal, nous sommes choqués, bouleversés, anéantis, émus, mais nous devons faire notre travail. « C’était touchant, la façon dont tout le monde est revenu au journal le soir de l’attentat, tous étaient sidérés. On avait perdu nos réflexes. Puis après, on repart au combat, on écrit », me disait Guillaume Bertolino, un autre reporter, quelques jours plus tard, qui fera l’interview de Franck, l’homme au scooter qui a tenté d’arrêter le terroriste.
Depuis des mois, j’expérimente la vie de journaliste local, basé à Nice, dans l’édition départementale: les gens nous reconnaissent dans la rue, ils nous alpaguent, nous demandent des comptes. Surtout les personnages âgées, car les plus jeunes nous lisent surtout via Facebook et sont moins attachés au journal. Nice-Matin, c’est LEUR canard, ça leur appartient. Chacun a un avis sur notre ligne éditoriale (trop à droite, pas assez à droite…) Ils l’ouvrent tous les jours, lisent les morts, les nouvelles, essaient d’y passer une info ou annoncer un rassemblement sportif. Alors quand un attentat se déroule dans leur ville, c’est vers Nice-Matin qu’ils se tournent pour s’informer, comme la majorité des autres lecteurs du monde entier qui, mécaniquement, tapent le mot clé Nice sur Google actu et tombent forcément sur notre site dans les premières occurences…
Problème: le site a planté rapidement, puisque nous sommes les premiers à donner l’info dans un tweet et un article à la fois simple et informatif. Trop de connexions en même temps. De partout. Personne n’est taillé pour faire plusieurs millions de pages vues en 24 heures…
Les heures qui suivent l’attentat, nous communiquons donc énormément sur les réseaux sociaux. D’abord pour rassurer les gens: leur dire d’aller se mettre à l’abri, comme le demandent les autorités. Puis pour les informer en temps réel de la situation, enrayer les rumeurs – prises d’otages, fusillades, complices et tireurs fous… Il faut éviter le sensationnel. Ne pas faire peur. Ne pas tomber dans le spectaculaire. C’est difficile. D’autant que les témoignages affluent de partout. Nos boites mails sont inondées, nos tweets sont énormément suivis. Tout va très très vite. BFM et I-télé sont en direct, avec leurs correspondants, Libé, Le Monde, Le Figaro, font des lives depuis Paris tandis que leurs correspondants locaux commencent à envoyer des infos, suivent l’enquête et écrivent des reportages, mais ils ont du mal à démarrer.
Pour Nice-Matin, le travail consiste d’abord à faire attention. Des familles recherchent leurs enfants, leurs proches, et n’importe quel signe d’un grand journal local serait une piste. Nous sommes les premiers sur place, nous avons les premières infos. Cela oblige à d’autant plus de retenue. Il ne faut surtout pas relayer d’informations non sourcées ou non vérifiées. Bizarrement, le fonctionnement de la rédaction n’a pas vraiment changé. Pas de grosses conférences de rédaction mais une équipe qui fonctionne en live: on écrit sur tout, absolument tout, donc on s’adresse à tout le monde, en se concentrant malgré tout sur l’émotion et la solidarité des Niçois.
Pendant des heures, nous sommes abreuvés d’histoires, de récits, de morts, de rumeurs, de détails, et il faut digérer tout ça pour ne pas sombrer. Il faut recouper, faire les bons choix, attendre quand il le faut, en ayant une pensée émue et solidaire pour ceux qui furent au cœur du drame et qui resteront traumatisés à vie.
Chaque fois, d’ailleurs, je réponds à mes proches qui demandent des nouvelles: « Je bosse, je ne pense à rien. » En fait, je suis dans un tunnel et je ne veux pas en sortir. Personne ne veut relever la tête de son écran, on entend le bruit des claviers au milieu de la nuit, on boit du café, on grignote des bouts de Mars restés sur la table depuis la veille. On fonce.
Difficile d’être à la fois tout près et si loin de l’action. Travailler sur Internet dématérialise les événements. On écrit sur des gens qui sont morts à quelques mètres de nous et pourtant, on est derrière notre ordi. Alors quand j’ai terminé ma journée ce jour-là, à 5 heures du matin, je suis passé par la Prom’, comme pour revenir dans le réel. J’ai vu les visages des gens qui partaient chez eux, les sirènes, les policiers, les pompiers, l’excitation, la tension de la ville. Et aussi les barrières et tout ce qui empêchait aux gens de venir perturber le travail de la police et des secours.
J’avais un pied dedans, un pied dehors. Parisien chez les Niçois, journaliste local qui écrit sur un événement national. Tout était bouleversé.
J’étais meurtri: on s’attaquait à mon pays. Et en même temps, je voyais la douleur des Niçois, que j’ai rejoints il y a seulement quelques mois. On s’attaquait à leur Prom’. Pour eux, c’était plus qu’un symbole: c’était une partie de leur vie. Là où ils ont appris à faire du vélo, là où ils ont échangé leurs premiers baisers. L’un des derniers symboles de « mixité » sociale de la ville, qui vote très à droite.
Pour moi, c’était le signe d’un danger qui se rapprochait
Derrière les polémiques qui commencent à naître, derrière les histoires de restaurants qui n’ont pas voulu laisser entrer des jeunes filles le soir de l’attentat, le plus important, ça reste la solidarité (très vite, dès 1h30 du matin vendredi 15 juillet, Nice-Matin a lancé un groupe Facebook, Solidarité Nice, et une cagnotte pour indemniser les victimes). L’émotion du peuple niçois et sa grandeur d’âme.
Faire un journal malgré tout
Le lendemain, un journal de neuf pages sort dans les kiosques, avec en Une des corps sous des draps bleu, parce qu’il fallait montrer l’horreur. Il a été bouclé juste avant 3 heures du matin. Trois secondes après le bouclage, tous les gens du print étaient partis, pour dormir quelques minutes. Il ne restait plus que nous, au web, à remplir le site des heures et des heures.
Un reporter, qui suit les milieux judiciaires et policiers depuis des années, regardait le feu d’artifices avec ses enfants plusieurs centaines de mètres après le Palais de la Méditerranée, là où le camion a été stoppé par les tirs des policiers et grâce au courage de deux garçons qui ont retardé sa course. Le samedi qui suit l’attentat, on partage une cigarette sur la terrasse, sous une chaleur de plomb. Il me dit: « Pour la première fois de ma vie, je suis content de ne pas être allé en reportage ce soir-là. »
Vendredi 15 juillet. J’ai dormi deux heures, je suis de retour au journal vers 9h30. Les chefs sont en réunion, je pars sur l’enquête, le live, la solidarité des Niçois, le début de la polémique politique…
On suit la conférence de presse de François Molins, qu’on avait aimé ne plus voir à la télévision. On écoute les Niçois qui pleurent, on suit l’identification des victimes, la lenteur des procédures, les minutes de silence qui s’organisent. Et la colère qui monte.
Tard le soir, je rentre chez moi. Le lendemain, je suis censé partir en vacances. Évidemment, je n’en ai pas envie. J’oblige les chefs à me dire de rester. Je veux revenir. On est en train d’écrire une partie de l’histoire de notre pays, on a un rôle à jouer pour les citoyens qui nous lisent dans le monde entier et les Niçois nous attendent. Finalement ils acceptent, non sans dire: tu es fêlé. C’est possible.
Samedi 16 juillet. Je tiens le coup, tout le monde au journal est fatigué. Mal au dos, les épaules commencent à flancher: mais qu’est-ce que ces petites douleurs face aux drames des familles de victimes, qui n’ont pas encore la confirmation du décès d’un des leurs? Ma collègue en face de moi écrit un article sur les disparitions. Certains crient désespérément sur les réseaux sociaux pour retrouver leur minot, leur tante, leur grand-mère. C’est atroce. Elle les a au téléphone. Dur.
Samedi soir, tard, vers 22 heures, j’ai Christian Estrosi au téléphone pour une interview. Le ton est posé, la voix est calme mais on sent l’ancien maire de Nice atteint. Depuis deux jours, il se bat contre l’État, Valls, Cazeneuve et la préfecture sur le dispositif de sécurité. Qui a raison? Qui a tort? Ce soir-là, je ne sais plus: j’entends juste un être humain affecté, et une interview qu’il faut boucler. Certes, les polémiques stériles à quelques mois de la présidentielle ne grandissent pas notre pays. Mais bordel, on est en guerre: tout le monde est secoué.
Vers 1 heure du matin, je quitte le journal, retrouver ma fille en Normandie. La route est longue mais je n’ai toujours pas envie de dormir.
Vivre loin de Paris depuis plusieurs années, c’était pour moi s’éloigner des attentats. Évidemment, c’est complètement faux. Mais la psychologie fait beaucoup. Récemment, j’ai passé plusieurs jours à Paris et, pour la première fois, j’ai eu peur. Vraiment. Je suis même descendu du métro pour continuer à pied. Je n’ai pas honte de le dire. Quant à la Promenade, c’est mon trajet au moins une fois par semaine, en vélo, et pour moi il était inconcevable qu’il puisse y avoir un attentat.
Daesh redessine la carte mentale de la France: désormais, les gens savent qu’un attentat de grande ampleur est possible dans n’importe quelle ville du pays.
La Promenade, c’était la boîte à souvenirs de la ville de Nice, le repère des touristes et des fêtards, des gens qui font du roller, mangent des glaces, lisent les journaux, bronzent au soleil, se baignent, échangent leur premier baiser… comme des dizaines et des dizaines de Niçois nous l’ont raconté dans Nice-Matin.
Tout ça fait beaucoup plus de monde qu’un seul terroriste, non?
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