La tuerie de trop ? Au lendemain du massacre qui a fait dix-sept morts dans un lycée de Floride le 14 février dernier, des élèves de l’établissement ont créé le mouvement #NeverAgain. Objectif : s’attaquer à la minorité pro-armes, toute-puissante aux Etats-Unis. En quelques semaines, ces ados ont réussi à mobiliser une bonne partie du pays. Et ont réuni 800 000 manifestants à Washington.
On les distingue à leurs T-shirts couleur bordeaux. Les lycéens de Marjory Stoneman Douglas, à Parkland, en Floride, ont débarqué à Washington par voiture, bus et avion – certains dans le Boeing de l’équipe de football des Patriots, qui leur a offert le trajet. Beaucoup de parents sont là aussi. “Une affaire personnelle”, dit Doug Edwards, père de trois anciens élèves, dont l’une a plus tard enseigné dans l’établissement. Entre eux, les lycéens s’appellent les “M.S.D.”, les initiales de l’école.
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Le massacre qui a fait dix-sept morts dans leur établissement le jour de la Saint-Valentin les a touchés à des degrés différents : certains ont perdu un ami, un prof de géo, un coach sportif, d’autres des connaissances de couloirs. Le mouvement qu’ils ont fondé a déjà transformé plusieurs bacheliers en icônes nationales. Emma González, David Hogg, Cameron Kasky ; des activistes de 17 ou 18 ans dont le point commun est d’avoir choisi option théâtre ou journalisme, et d’avoir essuyé des tirs à l’arme lourde alors qu’ils préparaient leur bac.
Une politique pro-armes réversible
#NeverAgain s’est formé à chaud, avant les premières funérailles. Les meneurs voulaient agir avant que les médias quittent la ville. En quatre jours, le mouvement avait trouvé un nom, trois buts clairs (interdire les fusils d’assaut ; contrôler systématiquement les antécédents des acheteurs d’armes à feu ; interdire leur vente aux moins de 21 ans) et planifié une manifestation de grande ampleur. Par tous les canaux, les ados se chargent de rappeler au pays que ce massacre n’était pas un accident ou une punition divine, mais la conséquence d’une politique délibérée, et réversible. En à peine cinq semaines, ils ont entraîné la société américaine dans leur sillage. Le journal USA Today, qui a compté 800 000 manifestants à Washington, parle de la “plus grande manifestation sur une seule journée jamais vue dans l’histoire de la capitale”.
Des jeunes entre 9 et 18 ans haranguent la foule depuis une scène gigantesque, dont la structure rectangulaire encadre le dôme du Capitole en arrière-plan. La National Rifle Association (NRA), le lobby des fabricants d’armes, est la cible de toutes les colères. Elle n’a pas de bâtiment à son nom à D.C. : le plus proche, le NRA Museum, est situé en Virginie, à sept kilomètres.
La fusillade de Newtown, dans une école primaire, en 2012, qui avait fait 27 victimes, n’avait entraîné aucune réforme
Dans le contexte politique actuel, les bâtiments représentant le mieux les intérêts de la NRA sont finalement le Capitole et la Maison Blanche. Les deux sonnent creux ce samedi 24 mars. C’est le spring break, la trêve parlementaire. Les députés sont rentrés chez eux. Le président Trump s’est envolé pour la Floride pour le week-end, direction sa résidence de Mar-a-Lago, avec un passage au Trump International Golf Club de Palm Beach où, dans l’après-midi, il a tapé quelques balles.
Avant que les lycéens se mobilisent, le mouvement réformiste était tenu à bout de bras par des familles de victimes. Il vivait une triste routine, faite de rencontres infructueuses avec les sénateurs. La fusillade de Newtown, dans une école primaire, en 2012, qui avait fait 27 victimes, n’avait entraîné aucune réforme, et depuis les tueries se répètent jusqu’à en perdre le compte. Si l’exécution d’enfants de 6 ans au fusil d’assaut n’avait pas fait réagir le Congrès, alors quoi ?
“Ces gamins sont brillants, éloquents”
“Newtown aurait dû être l’étincelle, regrette Shawn Ashley, proviseur à la retraite d’un lycée difficile de Long Beach, en Californie, venu avec sa fille. Mais les rescapés ne pouvaient pas s’exprimer. Cette fois, la foudre est tombée sur la mauvaise école. Ces gamins sont brillants, éloquents. Ils restent concentrés sur le message. Ils ne se dispersent pas, gardent leur calme et n’insultent personne. Ils sont autant calés en droit que les politiciens : ils sont insubmersibles.”
Dans la foule, porter les couleurs d’un établissement endeuillé par une tuerie vaut mille déclarations de soutien. Comme le survêtement noir et orange de ce trentenaire rescapé de Virginia Tech (2007, 33 morts, à ce jour la tuerie la plus meurtrière dans une école) : “#NeverAgain fait sortir les gens du bois. L’impopularité du gouvernement aide. Sans oublier les réseaux sociaux, qu’on n’avait pas à l’époque, explique Mike Cox. Ces gosses réussiront peut-être là où nous avons échoué.”
#NeverAgain. © Joe Skipper/Reuters
Un des meneurs, Cameron Kasky, s’empare du micro : “Aux sceptiques et aux cyniques : attendez votre tour. On n’a pas choisi ce système pourri. Mais on va le changer.” Cet ado de 17 ans a été l’étincelle du mouvement. D’abord contacté le lendemain de la tuerie par CNN.com pour écrire un billet d’humeur, puis interviewé dans la foulée. Ce même soir, Kasky invite des amis chez lui pour phosphorer. “Je travaille sur un espace de discussion moins personnel pour que tous, nous nous rassemblions, écrit-il cette nuit-là sur Facebook. Restez concentrés. #NeverAgain” – Kasky dira avoir trouvé cette formule aux toilettes, “dans (son) pyjama Ghostbusters”.
Une couleur non partisane
Dans ses premières interviews, il critique beaucoup le parti républicain (les dix sénateurs en exercice ayant reçu le plus d’argent de la NRA au cours de leur carrière sont tous républicains) mais le groupe décide vite de donner une couleur non partisane au mouvement, et plutôt de cibler, un par un, les politiciens financés par la NRA. L’idée est de passer à l’offensive face à la minorité pro-armes, active et organisée, qui dicte sa loi depuis toujours, et de rallier le plus de monde possible (propriétaires d’une arme à feu ou non, de gauche ou de droite).
“Dans les prochains jours, beaucoup de gens très bien payés essaieront de ruiner nos efforts”, poursuit Kasky. Son propre père possède des armes à feu, et il est à l’aise avec ça. “Nous essayons juste d’empêcher que dix-sept autres d’entre nous soient abattus une autre fois”. Epiés par une armée de trolls et de lobbyistes, ces gamins marchent sur une ligne de crête. Pas de provocation, pas d’appel à casser ni à brûler. Juste à voter (Vote’em out, “sortez-les par le vote”, est un des slogans les plus utilisés).
“La ville a été élue deux années de suite la ville la plus sûre de Floride. Si c’est arrivé chez nous, ça peut arriver partout”
L’union sacrée autour de #NeverAgain tranche avec les difficultés rencontrées par le mouvement #BlackLivesMatter, aujourd’hui sur le déclin. Anglé sur les violences policières envers les minorités noires, il n’a jamais bénéficié d’un tel consensus. Cinq de ses leaders sont morts ces deux dernières années : deux homicides ; deux suicides ; et dernièrement, Erica Garner, la fille d’Eric (tué par un policier en 2014, événement à l’origine du mouvement), a été emportée à seulement 27 ans par un infarctus qu’on estime lié au surmenage, à l’isolement social et au fardeau financier d’une vie d’activisme radical.
#BlackLivesMatter a essuyé les plâtres. Le ton était plus clivant. Il représentait la minorité noire et pauvre mise à l’écart, quand Parkland est une ville sans histoires. “La ville a été élue deux années de suite la ville la plus sûre de Floride, explique Doug Edwards. Si c’est arrivé chez nous, ça peut arriver partout.”
Des parallèles avec 1968
Une des raisons pour lesquelles le mouvement a si bien décollé est qu’une Amérique plus étendue s’identifie naturellement à Parkland, bien que certains jeunes moins favorisés trouvent l’indignation nationale trop tardive et sélective. “Certains élèves à Baltimore sont frustrés que tout le pays bouge une fois que les tueries touchent des écoles à majorité blanche”, explique Andrew Awers, bachelier d’un bon lycée de Baltimore, qui a récemment manifesté devant la mairie avec cinq cents élèves de toute la ville.
Conscient de son statut social, #NeverAgain tente de rallier à la fois les victimes de tueries de masse et celles de la violence urbaine subie au quotidien, moins médiatisée, mais qui tue davantage. Plusieurs élèves d’établissements à majorité noire et latino s’expriment sur scène à Washington, comme Naomi Wadler, une fillette de 11 ans, là pour “représenter les Afro-Américaines victimes de violence avec arme qui sont seulement des statistiques. Alors qu’elles sont de belles filles, pleines de vie et de potentiel.”
de tout le pays
pour manifester à Washington le 24 mars. © Leah Millis/Reuters
Des parallèles avec 1968 sont tracés dans les médias. Aux USA aussi, on commémore cette année charnière, marquée par des émeutes raciales, l’assassinat de Martin Luther King et de grandes manifestations contre la guerre du Vietnam. Mais l’époque a changé. Pour triompher, la contestation d’aujourd’hui se place sur un créneau consensuel. “Si personne ne leur avait tiré dessus, ils seraient tranquillement en train de réviser leur bac. Ces jeunes sont aussi polis que possible”, écrit le New Yorker, qui les a accompagnés dans leurs préparatifs.
Des mégastars soutiennent le mouvement
#NeverAgain s’ouvre aux médias et tend la main aux adultes – le but est qu’ils sanctionnent par leur vote les politiciens inféodés à la NRA. La rapacité des fabricants d’armes à feu est dénoncée, mais pas le capitalisme dans son ensemble. Les lycéens acceptent l’aide des grandes marques, tant qu’elles servent leur objectif. Les sponsorings se multiplient, et les lycéens renvoient l’ascenseur. David Hogg a salué sur Twitter une marque de barres de céréales qui a envoyé à #NeverAgain des cartons de vivres pour préparer la manif. Jennifer Lopez ou Lady Gaga ont sponsorisé des voyages en bus ; George Clooney et Oprah Winfrey ont annoncé donner un demi-million de dollars chacun au mouvement.
Sans juger la sincérité ou l’opportunisme des donateurs, comment ne pas se faire acheter ? “Nous acceptons les aides, d’où qu’elles viennent, répond Kasky sur CBS. J’ai 17 ans, je ne peux même pas réserver une chambre d’hôtel. Pour obtenir un permis de manifester sur Pennsylvania Avenue, on a besoin d’aide aussi. Mais nous gardons la main, au final. Des politiciens essaient d’obtenir notre soutien, mais ça, c’est non. Supportez-nous tant que vous voulez… Mais nous, vous soutenir ? Ça ne va pas être possible.” Le message politique de #NeverAgain est d’aller voter, sans dire pour qui, mais uniquement contre quoi.
“Il faut célébrer les morts. Mais on oublie trop les survivants”
Quoi qu’il advienne du mouvement, il a déjà réussi à définir une génération, et à remotiver toutes les précédentes. Dans la foule, des milliers de victimes de tous âges, chacune ruminant sa tragédie personnelle, “reprennent espoir”. Comme cette quinquagénaire, blessée en 2016 à Rockville, au nord-ouest de Washington, par une balle perdue qui s’est logée à deux centimètres d’une artère fémorale. C’est son propre fils qui l’a retrouvée, blessée, avec l’appli Find My Friends, et qui a réalisé les gestes de premiers secours. Sur son téléphone, Iris Sherman a gardé des photos de l’impact de la balle sur sa portière.
Elle raconte les cauchemars où elle revit la fusillade, l’impact psychologique et financier, le parcours du combattant pour se faire rembourser les soins par le gouvernement. “Il faut célébrer les morts. Mais on oublie trop les survivants.” Sherman a milité, témoigné devant le Congrès. Mais “c’est dur de prendre la parole et d’en parler tout le temps. Ça fait replonger”. Elle est d’autant plus admirative du “courage de ces enfants. Ça me rappelle le temps où on a viré Nixon… L’histoire s’écrit sous nos yeux.”
“Happy Birthday to You, Nick !”
Au même moment, sur scène, une lycéenne rescapée, Sam Fuentes, prononce un discours passionné quand, submergée par l’émotion, elle s’interrompt pour vomir. Après une série de respirations, elle reprend le dessus et chante en hommage à l’ami abattu devant elle, dont c’était l’anniversaire aujourd’hui : “Happy Birthday to You, Nick !” Puis elle remercie la foule et disparaît en souriant.
Ces gamins font douter la NRA de sa toute-puissance et inspirent chez les plus anciens l’optimisme prudent de ceux qui ont perdu trop de batailles. Un homme sans âge tient sa pancarte en silence. Il y a quarante-trois ans, Bruce Johnson s’est fait tirer dessus par un déséquilibré sur un campus de Houston. Depuis, il écrit “chaque mois” une lettre à ses sénateurs pour demander des réformes, parce que “ça soulage. (…) Le type a acheté son arme un vendredi, il m’a tiré dessus le lundi.” La balle a traversé l’épaule. “Je ne sais pas pourquoi il a commis ce geste, on ne s’échange pas de cartes postales… Mais je sais que ça lui a pris moins de temps pour acheter le flingue que moi pour faire ma pancarte.”
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