Alors que paraît en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis un inédit inachevé de l’auteur de Lolita, la polémique enfle autour de ce texte que l’auteur lui-même vouait aux flammes après sa disparition.
Le premier amour de Vladimir Nabokov s’appelait Tamara. La femme avec qui il vécut cinquante-deux ans, qui fut également sa muse, sa traductrice, sa première lectrice, s’appelait Vera. Ses filles de papier eurent pour nom Lolita, Ada, Machenka… et la toute dernière, Laura, celle qu’il façonnait juste avant de trouver la mort, le 2 juillet 1977, celle qui n’est donc jamais vraiment née, a vu finalement le jour encore au stade embryonnaire le 17 novembre en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (avril 2010 en France, chez Gallimard).
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The Original of Laura, le manuscrit que Nabokov avait commencé deux ans avant sa mort, d’abord intitulé Dying Is Fun, puis qu’il surnomma TOOL (les initiales du titre), arrive donc en librairie comme un événement (un inédit du père de Lolita !) mais aussi accompagné d’une polémique : fallait-il ou pas publier ce texte inachevé que Nabokov luimême, succombant alors à une infection des voies respiratoires dans une clinique suisse, avait prié sa femme et son fils, Dmitri, de brûler après sa mort ? Vera Nabokov, qui avait passé sa vie à veiller sur son mari (on raconte qu’elle se promenait avec une arme et apprit à conduire pour l’emmener partout où il voulait aller à la chasse aux papillons), n’eut pas le coeur de détruire le manuscrit et le mit en sûreté dans un coffre en Suisse. C’est déjà Vera qui aurait sauvé le manuscrit de Lolita des flammes alors que Nabokov avait décidé de le détruire dans l’incinérateur de leur maison aux Etats-Unis.
Il y a décidément beaucoup de feu autour de l’oeuvre de Nabokov – Lolita, au fond, ne cessa de déclencher les incendies érotiques et les foudres de l’ordre moral –, et c’est aussi Vera qui brûlera cinquantedeux ans de correspondance avec son mari… Vera Nabokov décédée en 1991, c’est leur fils, Dmitri, qui hérita du problème : fallait-il respecter la dernière volonté de son père ou donner à lire son ultime manuscrit ? “Je connais bien Dmitri, nous avons quasiment été élevés ensemble”, précise Ivan Nabokov, son cousin, éditeur à Paris. “Il m’a téléphoné en 1977, quelques mois après la mort de son père, pour me demander mon avis sur la question. Ce à quoi je lui avais répondu que le seul fait de poser la question signifiait qu’au fond il avait déjà décidé de ne pas le détruire. Plus tard, Dmitri l’a fait lire à quelques spécialistes de Nabokov qui émirent tous le même avis : il ne fallait pas le publier. Il y a un an, j’ai appris qu’il avait finalement décidé de le faire paraître. Il a changé d’agent, donc délaissé celui de son père, pour choisir le très célèbre Andrew Wylie. Je crois que Dmitri, qui a récemment été très malade, a eu besoin d’argent. Il m’a dit alors : “Papa rigolerait de toute cette polémique autour de la publication de ce livre.”
Vladimir Nabokov, qui ne laissait rien au hasard, aurait-il vraiment ri de voir publié son roman inachevé, cette esquisse non réécrite, non lissée par ses soins ? “Je ne crois pas, renchérit Ivan Nabokov. Vladimir était un perfectionniste. Il est le seul auteur qui avait écrit à l’avance toutes ses réponses pour l’émission de Bernard Pivot. Vladimir aimait que tout soit nickel, l’artifice comptait beaucoup pour lui, dans ses livres il aimait tout ce qui était fabriqué, pensé, réfléchi.”
Parmi les cas célèbres d’auteurs interdisant la publication des romans qu’ils laissent après leur mort, on pense à Kafka, qui demanda à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits : heureusement, Brod passa outre et on lui doit la publication d’oeuvres majeures telles que Le Château et Le Procès. Sauf que dans ce cas, il s’agissait de romans écrits. Ce fut aussi le cas pour Nabokov de cet inédit publié par Dmitri en 1987, dix ans après la mort de son père, le bref et beau L’Enchanteur, écrit avant Lolita et qui annonçait déjà la nymphette à venir.
Or The Original of Laura, en plus d’être inachevé, se présente sous forme de 138 fiches – Nabokov écrivait ses romans, dont Lolita, sur des fiches de bristol – rédigées au crayon à papier, ratures comprises. Le livre qui sort aujourd’hui restitue ces fiches en fac-similés, avec le texte imprimé pour en faciliter la lecture (même si l’écriture manuscrite de Nabokov est d’une clarté rare).
On trouve déjà des traces de ce manuscrit dans la monumentale biographie de Nabokov écrite par Brian Boyd. Epuisé par le triomphe français d’Ada ou l’ardeur, Nabokov fait une chute grave alors qu’il prend des vacances à Davos en Suisse avec sa femme en 1975 (il a alors 76 ans) et chasse le papillon. Cet accident, dont il ne se remettra jamais vraiment, ouvrira la porte à une série de maladies, dont une forte pneumonie. C’est pourtant dès 1975, après cette chute, que “début décembre, il annonçait qu’il “retournait avec enthousiasme dans l’abysse de [son] nouveau roman”, intitulé provisoirement A Passing Fashion (Une mode fugitive), et le 20 décembre, il commençait à écrire à un rythme soutenu, au moins trois fiches par jour”, raconte Brian Boyd.
Nabokov continuait de noter dans son agenda : “transcris sous une forme définitive cinquante fiches, cinq mille mots”. Mais les maladies et hospitalisations successives l’empêcheront d’achever TOOL. Alors qu’il est à nouveau hospitalisé, Nabokov lit beaucoup, “mais la plus poignante de ses lectures était un livre inachevé, écrit Boyd. Jour après jour, peut-être une cinquantaine de fois au cours de plusieurs semaines de délire, il revenait à The Original of Laura, achevé dans son esprit, pour, dit-il, le lire à haute voix “à un petit auditoire imaginaire dans un jardin clos de murs. Mon auditoire se composait de paons, de pigeons, de mes parents, morts depuis longtemps, de deux cyprès, de plusieurs jeunes infirmières accroupies tout autour et d’un médecin de famille, si vieux qu’il en était presque invisible.” The Original of Laura sera le premier livre de Vladimir Nabokov à paraître sans être dédié à Vera, sa lectrice absolue, autant dire sans être adressé. Lancé comme un événement secret défense par Andrew Wylie, sous embargo (les critiques devaient se rendre chez Penguin en Grande-Bretagne ou Knopf aux Etats-Unis pour le consulter), il a déjà eu à subir les foudres de la presse anglaise. Il nous a fallu signer un document exigeant la confidentialité pour obtenir le précieux manuscrit avant sa publication.
Alors, fallait-il ou non publier The Original of Laura ? Hélas pour Nabokov, oui. Plonger dans l’atelier d’un écrivain aussi puissant, voir l’oeuvre en train de se faire, comprendre que Nabokov y a rassemblé toutes ses obsessions comme s’il savait qu’il s’agirait de son dernier texte, d’un roman testamentaire, a quelque chose de passionnant. On y découvre, comme en bouquet final, tout Nabokov exacerbé : une jeune femme, Flora, à la sexualité débridée et au physique de nymphette (à 24 ans, Nabokov précise que ses seins étaient ceux d’une adolescente de 12 ans) ; son beau-père, un certain Hubert H. Hubert (reflet du Humbert Humbert de Lolita), qui essaie de la caresser alors qu’elle n’a que 12 ans ; son mari Philip Wild, un neurologue obèse qu’elle a épousé pour sa fortune et qui écrit un roman, intitulé Laura, inspiré par sa femme…
Parfois même, dans ses fiches, Nabokov écrit le prénom de la jeune femme ainsi : “Flaura”. On retrouve là les jeux de masques et de miroirs qu’affectionnait l’auteur, les confusions et renvois constants entre fausse réalité et vraie fiction, et aussi le thème du livre dans le livre, déjà à la base de son chef-d’oeuvre, Feu pâle.
The Original of Laura s’impose comme un roman à clés dont on aurait perdu les clés, hommage ultime à celle qui le hanta une majeure partie de sa vie, Lolita, et dont le puzzle se réorganise ici d’une autre façon : si Flora est l’original de Laura, alors peut-être celle-ci n’est autre que le double de Lolita ; et si Philip Wild l’écrivain est l’alter ego de Nabokov, celui-ci se serait inspiré de son amour pour Vera pour construire l’obsession d’Humbert Humbert pour Lolita… Car c’est peut-être à Lolita, finalement, qu’il a dédié avant tout le livre, cette Lolita qui l’a rendu mondialement célèbre en 1957 et qui, preuve flagrante avec The Original of Laura, l’a entièrement consumé jusqu’à la fin.
La mort, le corps, la laideur et la beauté, l’érotisme, la maladie et la mutilation habitent ce roman qui, même inachevé, même à l’état d’esquisse, déploie l’art magistral du magicien Vladimir Nabokov. The Original of Laura est, plus qu’une galerie des glaces, un impressionnant labyrinthe tapissé de miroirs déformants où l’on s’égare à en perdre le souffle. Fallait-il ou non le publier après la mort de l’auteur : la question devient peut être caduque si l’on considère que les plus grands artistes ne meurent jamais vraiment. Trente-deux ans après sa disparition, Nabokov l’enchanteur n’en finit pas de nous prendre au piège.
The Original of Laura (Penguin), 304 pages, 25 €
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