Spécial municipales. Le bilan culturel d’Alain Juppé à la mairie de Bordeaux est décrié par les acteurs locaux, qui regrettent des initiatives artistiques comme le festival Sigma. Le groupe pop Pendentif, le directeur de la galerie d’art contemporain Cortex Athletico, et la commissaire de l’exposition Sigma reviennent sur la culture bordelaise.
Pendentif : “le budget culturel va surtout aux arts classiques comme l’Opéra”
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Bordeaux est une ville rock. Depuis les années 1970 et le début du punk jusqu’à Noir Désir, en passant par le garage, l’électro, et aujourd’hui une grosse scène pop. Des groupes comme JC Satan restent implantés ici et des musiciens viennent travailler sur leurs nouveaux albums comme François and the Atlas Mountains. Ce qui plaît, c’est à la fois l’atmosphère de la ville – on vit tellement bien ici ! – puis aussi toutes ces caves réaménagées qui coûtent 150 euros par mois pour avoir un local de répétition. C’est facile de débuter.
La communauté urbaine veut mettre en place une Smac (Scènes de musiques actuelles) d’agglomération pour rassembler les quatre salles de concert : le Krakatoa à Mérignac, le Rocher de Palmer à Cenon, l’Antirouille à Talence, et la Rock School Barbey à Bordeaux. Ces structures sont très utilisées par les associations locales comme Bordeaux rock ou Allez les filles qui organisent de super concerts. Il y a un gros budget culturel à Bordeaux mais ce sont surtout les arts classiques qui le récupèrent comme le Théâtre national ou l’Opéra (25% du budget culture de la ville). Il y a quelques années, on a monté une asso pour organiser des concerts, mais ça ne nous est même pas venu à l’idée de demander de l’argent à la mairie. Ils auraient dit non.
On a commencé à être aidés lorsqu’on a été remarqués au Printemps de Bourges, quelques mois après avoir monté Pendentif. On a bénéficié de l’accompagnement de la Rock School Barbey pendant plus de six mois et de faire des résidences. Comme Bordeaux est jumelée à Québec, on a aussi pu faire une date là-bas. La mairie a récemment triplé son fonds à la création (passé à 500 000 euros) pour aider 49 projets artistiques tous domaines confondus. Ils en ont déjà lâché une partie : le festival French pop a touché 4000 euros par exemple. C’est une première étape.
Thomas Bernard, gérant de la galerie Cortex Athletico : “Il n’y a plus de politique culturelle, ce n’est que de la communication territoriale”
Cortex Athletico est né en 2003 puis est devenu une galerie en 2006, pour présenter, promouvoir et diffuser des artistes depuis Bordeaux. Et depuis, j’ai vu un projet de culture se transformer en une succession de projets culturels. En tant que galeriste, j’ai constaté une indifférence. Aujourd’hui, il n’y a plus de structures capables de rayonner à l’extérieur de la ville. Les budgets sont faibles, les collaborations inexistantes. Il n’y a plus de politique culturelle, ce n’est que de la communication territoriale. On importe en étouffant toute capacité d’exportation.
La situation aujourd’hui est dramatique. En matière d’art, nous nous sommes ringardisés. La situation peut changer lorsque le maire comprendra qu’en s’appuyant sur les talents bordelais, et en croisant la culture avec le tourisme et l’économie, nous pourrions devenir une ville d’excellence. De ce point de vue, la biennale Evento (qui n’a eu que deux éditions – ndr) a détruit un écosystème fragile : son budget n’a pas été utilisé sur place, et nous n’avons aucune programmation d’artistes liés à Bordeaux dans les institutions.
Je crois que le maire est très embarrassé par la culture, et que cela n’a jamais été une priorité alors que c’est son plus gros budget. Ce n’est pas un problème de fonds, mais de ce qu’on en fait.
La scène artistique se paupérise alors que l’école des Beaux-Arts est financée par la ville. Les acteurs valables sont partis, et ceux qui sont restés sont épuisés. C’est dommage car ce sont les autres villes qui en profitent. Nous mêmes, nous nous sommes installés à Paris. Je suis convaincu d’un potentiel incroyable le jour ou notre maire comprendra que nous souffrons d’un manque de confiance, de constance et de réflexes. Il a tout sous la main, alors il faut cesser ce gaspillage.
>> Voir le site de Cortex Athletico
Patricia Brignone, critique d’art et commissaire de l’exposition Sigma au CAPC : “Où est passé l’héritage de Sigma?”
Bordeaux a été à l’avant-garde de la scène artistique dans les années 1960 grâce à l’impulsion de Roger Lafosse, alors étudiant à Paris, et de sa rencontre avec l’édile Jacques Chaban-Delmas, très attaché à l’idée d’une “nouvelle société”. C’est dans ce contexte-là, alors que la société est en pleine mutation, où l’existentialisme et la Beat generation façonnent une génération, que Bordeaux décide de donner carte blanche à Sigma (1965-1996).
Les habitants découvrent alors les figures les plus marquantes de la contre-culture (le Living Theatre américain, le Grand magic circus de Jérôme Savary), mais aussi les œuvres musicales de Pierre Henry, les happenings de Jean-Jacques Lebel, l’art cinétique de Nicolas Schöffer, et même Pink Floyd, venu à Bordeaux pour l’un de ses premiers concerts français, en compagnie d’artistes multimédias.
La culture a alors le pouvoir de changer la vie au quotidien, le spectateur lui-même est enclin aux aventures nouvelles, aux expériences sensorielles. C’est l’utopie portée par l’époque. Aujourd’hui, on est plutôt dans l’institutionnalisation croissante de la culture. Sigma n’aurait pas pu perdurer. Le rapport au public a changé, on va plus volontiers censurer des œuvres. L’engouement participatif n’est plus le même. Où est passé l’héritage de Sigma ?
On attend une dynamique de la part de Novart ou d’Evento, mais malgré les grands noms de qualité que ces festivals ont attiré, je n’ai pas l’impression que ça prenne… Le nerf de la guerre reste l’argent, qui fait parfois défaut notamment pour le spectacle vivant. Bordeaux me semble avoir de l’initiative et les lieux, mais on peut se demander où est passé la dynamique qui faisait Sigma.
Propos recueillis par Mathilde Carton
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