Comment repenser la question d’un monde commun ? Attentive depuis dix ans au point névralgique du débat intellectuel, la revue Multitudes dessine un passionnant paysage des collectifs contemporains.
Il n’y a pas aujourd’hui de question plus centrale dans le monde des idées et des revues que celle du bien commun. Le « commun » apparaît comme une « idée neuve », selon l’expression du sociologue Christian Laval. Le numéro spécial de la revue politique et culturelle Multitudes, intitulé » Du commun au comme-un, nouvelles politiques de l’agir à plusieurs », coordonné par Yves Citton et Dominique Quessada, éclaire la réflexion foisonnante sur cet horizon, exploré ici par des philosophes, sociologues, politologues, économistes et artistes.
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Fondée en 2000 par Yann Moulier Boutang, dans le sillage de la pensée de Michel Foucault et celui plus direct de Toni Negri et Michael Hardt, Multitudes élargit ici sa réflexion sur ce sujet fondateur de sa propre identité. Son premier texte annonçait déjà en mars 2000 son désir de défendre un « commun » qui « ne reconduise pas sur les sentiers battus du majoritaire ou de l’universel ».
Comment repenser l’être et l’agir collectif? Pourquoi et au nom de quoi agissons-nous ensemble? A quoi tenons-nous?… La déclinaison d’interrogations que la revue n’a cessé d’ouvrir depuis dix ans atteste son effort pour « brancher la politique sur une pensée du commun ». Accompagnées d’images de plusieurs collectifs d’artistes (General Idea, FormContent, Klat, Pil & Galia Kollectiv…), les contributions dessinent des « échafaudages sémiotiques qui définissent nos façons d’aborder la question de l’agir collectif », et éclairent « la prolifération des modes d’organisation et de formation des collectifs contemporains ».
Par-delà les horizons disparates des articles réunis (sur la ville, les partis, le spectacle…), le philosophe Bruno Latour cadre la réflexion générale à travers un extrait de son Manifeste compositionniste :
« Il n’y a pas de monde commun, souligne-t-il. Il n’y en a jamais eu. Le pluralisme est avec nous pour toujours (…) Le pluralisme mord trop profondément. L’univers est un plurivers (…) Le monde commun est à composer, tout est là ; il est à faire, il est à créer, il est à instaurer. »
Aucun accord n’est possible sur ce qui compose le monde, précisément à cause de la multitude des cultures, des idéologies, des passions… « Si nous mettons de côté ce qui nous sépare, il n’y a rien qui nous reste à mettre en commun », continue Bruno Latour. Or, nombreux sont ceux qui aujourd’hui tentent de mettre en commun des idées, des biens, des pratiques, des espérances, selon des formes et des dynamiques différentes. Ces expérimentations répertoriées par le dossier révèlent la lucidité de consciences militantes, en éveil devant les périls à venir.
La revue rappelle que nous vivons « au sein d’un commun préhumain », fait des ressources naturelles dont nous avons besoin pour vivre : l’atmosphère, l’eau, les ressources minières, les forêts et les terres arables constituent notre « matrimoine commun ».
Que faire pour le préserver de la destruction? De même, comment peut-on consolider l’attention soutenue à l’égard d’autrui autrement que par une politique du « care », qui, souligne Sandra Laugier, « permet la vie commune »?…
Au fil des interventions roboratives des penseurs du commun – Peter Sloterdijk, Frédéric Neyrat, Frédéric Bisson, Thierry Baudoin, Sébastien Thiéry, Pascal Nicolas-Le Strat… – affleure le désir d’une correspondance des mondes réels avec des mondes possibles, dans lesquels on pourrait vivre, « à plusieurs et ensemble ».
Jean-Marie Durand
Multitudes n° 45 (Amsterdam), trimestriel, 15 euros.
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