Alors que la plupart des municipalités chassent les Tsiganes, la ville du 93 développe un dispositif d’accueil original. Qui ne va pas sans effets pervers.
On peut dire « michto ! », au lieu de « C’est bien », « c’est cool ». On le dit à Montreuil. Qu’il soit d’origine auvergnate ou parisienne, issu d’une des familles tsiganes arrivées ici à la fin du XIXe siècle ou d’une famille rom là depuis peu, tout Montreuillois connaît cette expression empruntée au romani. Celle-là comme d’autres est entrée dans le langage local.
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Depuis 2010, la municipalité de Seine-Saint-Denis dirigée par Dominique Voynet (EE-LV) a mis en place une Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale (Mous) à destination des Roms (1). Transitoire, ce dispositif a permis d’assurer un hébergement d’urgence sur deux sites d’accueil et vise à faire entrer les migrants dans le « droit commun » : accès aux soins via la Couverture maladie universelle ou l’Aide médicale d’Etat, scolarisation des enfants, accompagnement vers l’emploi et obtention d’un logement pérenne. Créée à la suite de l’incendie d’un squat, la Mous concerne environ 350 personnes mais n’intègre pas les occupants des campements sauvages qui se sont montés depuis.
Au 89 rue Pierre-de-Montreuil, à côté d’une usine abandonnée, le site compte 52 caravanes plus ou moins délabrées. Les trente et une familles qui vivent là – environ 120 personnes – s’acquittent d’une redevance d’un euro par jour, ont l’eau et l’électricité. En entrant sur le terrain entouré de palissades et de grillages, on découvre un préfabriqué rutilant où se trouvent huit douches et WC, un autre divisé entre une salle de réunions et la pièce réservée aux agents d’accueil roms.
Ici, pas de vigile ni de berger allemand pour filtrer les entrées. Une pratique courante dans les « villages d’insertion », ces lieux dont les associations roms et tsiganes dénoncent le caractère quasi carcéral. Claude Reznik, conseiller municipal adjoint en charge des populations migrantes, estime qu’à Montreuil il y a « une certaine souplesse ». Mais pourquoi un lieu clos dont l’accès reste peu ou prou surveillé ? « Les familles elles-mêmes sont en demande de sureté » et souhaitent profiter de ce « moment posé », indique Mickaëlle Malet, coordinatrice de l’association Cité Myriam qui, avec Rues et Cités, intervient sur le site. « Ici, on n’est pas en danger », confirme un Rom d’une quarantaine d’années dont les chaussures bicolores brillent sur le mâchefer.
Ce « moment posé » est mis à profit par les associations pour définir le « projet personnel des familles », éviter « l’infantilisation » en favorisant l’autonomie des migrants. Pour finalement les rendre « invisibles » . « Que l’on ne disent plus ‘les Roms‘, mais monsieur ou madame X ou Y », précise Mickaëlle Malet. Consciente des effets pervers propres au site – l’habitat en caravanes qui entretient les fantasmes de nomadisme à l’égard d’une population ordinairement sédentaire, les contraintes de la vie en collectivité, « qui n’est pas un choix » –, la coordinatrice ajoute : « Toutes les familles ne sont pas au même niveau. A la sortie de la Mous, en 2014, certaines vont se retrouver en bidonvilles ». Au doigt mouillé, Claude Reznik estime que deux tiers des familles devraient réussir leur sortie. Satisfaisante la Mous ? « Michto », nous dira une des habitantes du terrain qui, comme d’autres, accueille les visiteurs en offrant café et sodas.
Pour Manuel Valls certains Roms ne souhaitent pas s’intégrer
« Le gros blocage est lié aux autorisations de travail », estime le conseiller municipal. Et les témoignages concordent : les services de la préfecture se sont ingéniés à multiplier les embûches. Des pratiques qui renforcent le régime d’exception auquel sont soumis Roumains et Bulgares : pourtant citoyens européens, ils ne peuvent travailler librement. La circulaire du ministère de l’Intérieur du 26 août 2012 – qui étend notamment la liste des métiers accessibles aux Roumains et aux Bulgares et supprime la taxe acquittée par l’employeur – a assoupli les mesures de la « période transitoire » ouverte en 2007. Mais les propos de Manuel Valls, le 14 mars, sur les Roms « qui ne souhaitent pas s’intégrer » paraissent contredire cette timide amorce de changement. « Provocation verbale assumée, retour du refoulé, dérapage soigneusement contrôlé ? », s’est interrogée la Ligue des droits de l’homme. Et l’association La Voix des Roms d’ajouter :
« Les Roms sont loin d’être un ramassis de cas sociaux désespérés. Ils veulent mener une vie normale en travaillant, en allant à l’école, en ayant un logement décent comme tout un chacun. »
A l’entrée du site du 187 bis, rue Edouard-Branly, un bâtiment en dur abrite bureaux et salle de réunions. Marie-Louise Mouquet, chef de projet au sein de l’Association logement jeunes 93, intervient sur ce terrain qui abrite 51 familles, soit 161 personnes. En plus des caravanes, des toilettes et des douches, on y trouve une grande cuisine collective. Et un gardien, car les visites doivent être déclarées.
« Ils sont super bosseurs, mais ils galèrent »
Bétonné, le sol est parsemé de larges flaques d’eau. Ici et là, des jonquilles trempent dans des seaux, attendant d’être vendues. Un moyen de subsistance, comme la collecte de ferraille. « Ils sont super bosseurs, mais ils galèrent. » Pour tenter de pallier les difficultés, des Ateliers emploi ont été mis en place. Si le bilan est encore incertain, la délivrance d’une quinzaine d’autorisations provisoires de séjour ouvrant droit à l’emploi a redonné confiance aux familles. Mais certaines, confrontées à une trop grande précarité, envisagent de se réinstaller en Roumanie. Suite à un voyage sur place en septembre 2012, municipalité et associations réfléchissent à un système de « coopération décentralisée ». Des accords entre collectivités territoriales permettraient alors aux Roms, citoyens roumains, de monter des projets professionnels… dans leur propre pays.
Outre les sites, la Mous prévoit des logements modulaires. Rue Emile-Zola, les containers colorés abritant onze familles ont été installés fin août sans soulever d’opposition. Mais rue Paul-Bert, à deux pas, la mairie se heurte à des riverains mécontents. Soutenant ces derniers, Jean-Pierre Brard, maire de Montreuil de 1984 à 2008, dénonce « l’arbitraire et la violence de la municipalité » et des décisions prises sans concertation. Cet ancien du PCF, aujourd’hui conseiller municipal non inscrit mais se réclamant du Front de gauche (FG), déplore que les opposants soient « stigmatisés comme racistes ». Suite au rassemblement du 26 février contre l’installation des logements provisoires, le Mrap a pourtant jugé nécessaire de dénoncer les « dérapages xénophobes » des élus de gauche qui y participaient.
« L’installation des modulaires s’est faite dans une relative opacité », estime Juliette Prados du Parti de gauche, composante du FG, une organisation apparemment riche de mille nuances. Mais l’élue municipale, qui se différencie de Brard, ce « vieux requin de la politique », ajoute : « On peut reconnaître que Voynet a essayé de faire quelque chose. » Même si la Mous « ressort plus de la charité que de la solidarité républicaine ».
Une réserve que Laurent El Ghozi partage. Pour le cofondateur du collectif Romeurope, si « il est difficile de montrer du doigt » la démarche entreprise à Montreuil, il s’agit cependant d’une « fausse bonne solution » : « Ce genre de projet consacre l’ethnicisation. » Ne faudrait-il pas simplement considérer les Roms comme des « citoyens européens pauvres », insiste Stéphane Lévêque, directeur de la Fnasat (Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les Gens du voyage) ? Ce changement de perspective permettrait alors de penser « la mixité des publics », d’imaginer « des logements accueillant des travailleurs pauvres, des étudiants, des SDF… ».
« Les différents gouvernements ont délibérément fabriqué une population sans droits pour des raisons de politique intérieure », explique Laurent El Ghozi. Un choix politique qui, le 31 décembre 2013, sera caduc. À cette date, la France, comme d’autres Etats européens, devra mettre fin à la « période transitoire » de sept ans et à son cortège de mesures restrictives à l’encontre des Roumains et des Bulgares. La fin anticipée de cette « législation d’exception faciliterait tout » et permettrait une « normalisation des situations ». Le 6 mars, le cofondateur de Romeurope ajoutait : « Il y a une évolution. Les pouvoirs publics regardent les Roms autrement que comme des nuisances. Je suis optimiste ». Le 14, le ministre de l’Intérieur a douché cet élan.
Christophe Mollo
(1) L’Europe compte environ 10 millions de Tsiganes : les Roms (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie, Serbie, Kosovo… : 85 %) ; les Sintés et Manouches (Est de la France, Allemagne, Autriche, Nord de l’Italie : 4 %) ; les Gitans et Kalés (Espagne, Catalogne, Portugal… : environ 10 %). Source : Roms et discrimination, publication du collectif Romeurope
Ecodrom : vers l’autosuffisance
“Une fois que l’on s’est battu pour qu’ils ne soient pas expulsés, qu’est-ce qu’on fait ? C’est là que tout commence.”Colette Lepage et les autres membres d’Ecodrom, une association créé en 2010 et indépendante de la municipalité, mène depuis trois ans une action originale basée sur l’agriculture et l’économie solidaire. Deux terrains, qui font l’objet d’une convention d’occupation précaire signée avec la mairie, sont pris en charge par les Roms, une cinquantaine environ. Le premier, la ferme Moultoux, est destiné à être cultivé et accueille un petit élevage. Le second, 170 rue de Rosny, abrite également des logements précaires et une chambre d’hôtes, l’hôtel Gelem, où tout un chacun peut venir dormir (lire le reportage du Bondy Blog, http://bit.ly/YWYmgw). Ecodrom tente d’en ouvrir un troisième, impasse Marseuil, là où deux maisons, entièrement retapées par les Roms, servent de lieux d’habitation. L’expérience, qui allie autosuffisance et insertion dans le tissu urbain et social, est (presque) unaniment saluée.
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