Héros de la résistance arménienne ou simple terroriste ? Mort il y a vingt-cinq ans, Monté Melkonian (1957-1993), sa vie et ses combats, posent une question essentielle et troublante : l’action violente est-elle, dans certains cas, justifiable ? Son frère Markar a consacré un livre à cette existence hors du commun.
Eté 1969, El Grao de Castellón, sud de l’Espagne. Le couple est venu s’installer ici quelques mois, pour faire découvrir l’Europe à sa progéniture. Les enfants prennent des cours d’espagnol dans un petit collège. Un jour, la professeure se tourne vers le petit dernier de la famille, Monté, 11 ans, et lui demande : “D’où viens-tu ?”
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Le gamin répond qu’il vient de Californie. “Je veux dire, d’où viennent tes ancêtres ?”, insiste Señorita Blanca. “Nous ne ressemblions pas aux petits blondinets américains qu’on pouvait voir dans les films”, écrit Markar Melkonian dans le livre qu’il a consacré à son frère Monté, La Route de mon frère. “Le restant de la journée, et pendant les jours et les mois qui suivirent, mon frère réfléchit à la question posée par Blanca : d’où viens-tu ?”
Tête brûlée mais génie stratégique
C’est l’un des épisodes déclencheurs de la vocation extraordinaire, du destin tragique de celui qui fut surnommé le Che Guevara arménien, bien qu’il eût également des allures d’Indiana Jones. Tête brûlée mais génie stratégique, marxiste-léniniste mais surtout homme de terrain, rat des champs plutôt que rat des villes, Monté Melkonian était le commandant charismatique de l’Asala, “l’armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie”, qui convainquit des milliers de ses compatriotes de prendre les armes dans les années 1970-80.
Sa mort au front, en 1993, lors du conflit du Haut-Karabagh, plongea son pays dans un deuil national. Les circonstances troubles de l’incident, entaché de suspicions d’assassinat par des traîtres de son propre camp, incitèrent son frère Markar à mener l’enquête. Vingt ans de recherches, reportages et interviews pour aboutir à cette biographie de quatre cents pages, épopée passionnante et portrait sensible, sans concession.
A l’actif de l’Asala, plus d’une centaine d’assassinats, d’hommes mais aussi de femmes et même d’enfants turcs. Ainsi que de plusieurs non-Turcs, comme les victimes collatérales de l’attentat d’Orly, en 1983
Citoyen américain vivant toujours dans sa Californie natale, l’auteur explique en prologue comment lui-même rejoignit au début des années 1980 son frère dans la lutte au Sud-Liban. Et pourquoi il déposa les armes au bout d’un an, désapprouvant le tournant de plus en plus violent qu’avait pris l’organisme dont celui qu’on appelait le commandant Avo était devenu l’un des chefs.
De ses premières opérations en 1975 jusqu’à sa dissolution en 1991, l’Asala a toujours fonctionné comme une organisation terroriste. A son actif, plus d’une centaine d’assassinats, d’hommes mais aussi de femmes et même d’enfants turcs – diplomates, fonctionnaires, représentants de l’Etat génocidaire. Ainsi que de plusieurs non-Turcs, comme les victimes collatérales de l’attentat d’Orly, en 1983.
“Dans les années 1970, être arménien ça n’existait pas”
Directeur du magazine Nouvelles d’Arménie (dont on fête les 25 ans), lui-même proche dans sa jeunesse de l’armée secrète arménienne, Ara Toranian rappelle le contexte particulier dans lequel ces événements eurent lieu : “Dans les années 1970, être arménien ça ne voulait rien dire, ça n’existait pas. Le mot ne figurait même pas dans le vocabulaire commun.” L’Arménie est l’un de ces pays dont l’existence fut sans cesse menacée et contestée au cours du XXe siècle. Une nation dont la souveraineté fut durement acquise, au prix de combats incessants contre différentes puissances occupantes. Indépendante seulement depuis la chute du bloc soviétique en 1991, annexée par Staline à l’Azerbaïdjan voisine durant toutes les années de “socialisme”, l’Arménie fut surtout, avant toute chose, anéantie dans toute sa partie occidentale par les Turcs de 1915 à 1917.
Le génocide arménien, une campagne d’extermination menée par l’Etat turc au cours de laquelle les deux tiers de la population qui vivaient alors sur ce territoire, soit presque 1,5 million de personnes, périrent du fait de déportations, famines, massacres de grande ampleur. Un sujet tabou aujourd’hui encore en Turquie, non reconnu par Ankara. Et qui, dans les années 1970, était considéré par une majorité d’historiens et de chefs d’Etat comme une exagération historique, voire une machination montée de toutes pièces par un “lobby” arménien.
“Il faut se méfier de la troisième génération d’exilés, ironise Toranian, lui-même petit-fils de réfugié ayant fui le drame, comme Avo le héros. Quand on a pris conscience qu’on était arméniens, on a été confrontés à une question existentielle. Face à ce crime passé totalement aux oubliettes, est-ce qu’on lâche, on renonce à notre identité, notre histoire, comme le souhaitaient les Turcs, ou est-ce qu’on lutte ?”
Il y a vingt-cinq ans, Monté “tombait au champ d’honneur”
Les Arméniens sont parfois caricaturés en Turquie comme des personnes exclusivement tournées vers le passé, obsédées par ce “passé qui ne passe pas”. Bien qu’il se batte toujours pour la reconnaissance du génocide (29 Etats seulement le reconnaissent à ce jour), Toranian s’intéresse surtout dans son magazine à l’Arménie d’aujourd’hui, cette jeune république qu’il décrit avec passion, exigence et rigueur. Curieux de tout comme tout bon rédacteur en chef, cet homme d’une soixantaine d’années reçoit dans ses bureaux, un trois pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble du XVe arrondissement de Paris.
Le numéro de juin de son joli mensuel en couleurs, qui tire à 6 000 exemplaires, met à sa une un dossier spécial sur la “révolution de velours” ayant lieu actuellement au pays, ce mouvement populaire sans précédent qui a forcé le président de la République d’Arménie à démissionner en avril. Mais voilà, il y a vingt-cinq ans presque jour pour jour, le 12 juin 1993, Monté “tombait au champ d’honneur”, comme il le décrit.
Un engagement “loin de toute forme de nationalisme ou de racisme. Nous n’étions pas l’ennemi du peuple turc, on voulait absolument internationaliser notre lutte” Ara Toranian
Un mois plus tôt, une équipe du nouveau journal dont il faisait partie était allée à la rencontre sur le front de ce héros de légende. Pour Toranian, le commandant Avo était également un ami. Un homme dont il soutenait la cause et les efforts à distance, qu’il avait même défendu lorsqu’il fut arrêté et emprisonné en France. Il accepte donc de revenir sur son histoire, car “on a fait ce journal pour lui, pour perpétuer son travail, sa mémoire”, explique-t-il. Au risque de rouvrir des cicatrices encore mal refermées.
Car c’est aussi une histoire d’illusions perdues, celles du marxisme révolutionnaire dont se revendiquaient alors les deux hommes et leurs camarades. Un point sur lequel insiste mon interlocuteur, qui ne voudrait pas que l’on se trompe sur la nature de leur engagement, “loin de toute forme de nationalisme ou de racisme, insiste-t-il. Nous n’étions pas l’ennemi du peuple turc, on voulait absolument internationaliser notre lutte.”
Proche idéologiquement de Baader/Meinhof
Il y eut d’ailleurs des tentatives de rapprochement avec des camarades d’extrême gauche turcs et surtout kurdes, ce peuple lui aussi opprimé par le régime d’Ankara, soldées par des incompréhensions et des trahisons, le poids du passé (certains Kurdes ayant collaboré au génocide) prenant le dessus sur la noblesse de la lutte fraternelle contre l’impérialisme et le capitalisme.
Aussi, si Ara Toranian a raison de comparer la cause arménienne à celle de la Palestine, faut-il aussi rapprocher, d’un point de vue idéologique et politique, l’Asala de la bande de Baader/Meinhof en Allemagne ou des PAC (Prolétaires armés pour le communisme) de Cesare Battisti en Italie. Deux fractions armées révolutionnaires ayant elles aussi eu recours à la même époque à des meurtres de civils pour se faire connaître. Ce que l’on appelle parfois le “terrorisme publicitaire”. C’est aussi le grand débat qui opposa, pour prendre un autre exemple, les Black Panthers aux pacifistes proches de Martin Luther King aux Etats-Unis.
Outre le dilemme moral que pose Monté Melkonian – la violence est-elle justifiable dans certaines circonstances, pour la survie et la reconnaissance de peuples opprimés ? –, la question que pose le commandant Avo est de nature plus existentielle, presque romanesque. C’est celle du destin exceptionnel, à savoir qu’est-ce qui pousse un jeune Californien, modèle de la middle class américaine, à devenir un combattant acharné, chef de guerre et leader d’un peuple en révolte ?
Un voyage initiatique au “Vieux Pays”
Seule une lecture détaillée de sa biographie permet de saisir les raisons obscures, les motivations profondes, de cet homme bourré de paradoxes, qui n’eut de cesse de se réinventer. Il y eut ainsi ce voyage initiatique durant l’enfance au “Vieux Pays” où leur mère est née, en Turquie, et dont les parents, traumatisés par le passé, ne leur parlent presque jamais. “Ce lieu obscur et moribond, auquel nous associons des images et des parfums d’olives amères et ridées et de vieilles femmes en pleurs.”
Penché contre la vitre de leur camping-car, Monté aperçoit ces maisons dont les portes de bois portent encore les traces de croix chrétiennes, brutalement décollées à coups de burin. Ces villages complètement détruits, ces miséreux qui n’osent toujours pas parler leur langue natale. Il y aura aussi ces récits des massacres, extraditions, spoliations dans lesquelles l’adolescent se plonge à son retour aux Etats-Unis. Sa soif de justice, de vengeance même, son caractère bien trempé. Son désir de liberté, le monde qu’il parcourt à 18 ans, avec ce diplôme d’archéologie de Berkeley en poche. Une couverture idéale aussi, afin de pouvoir prendre part au combat.
”Il dégageait aussi une vraie image d’intégrité, la sincérité de son engagement sautait aux yeux” Ara Toranian
La suite de sa vie est digne d’un roman d’aventures. Monté rejoint l’Asala en 1980, séjourne en Iran, au Liban pour se battre contre Israël, participe à des attentats, est emprisonné en France de 1985 à 1989. Il réapparaît en Arménie soviétique au début des années 1990, comme chef de guerre charismatique menant ses troupes vers la reconquête de territoires perdus. “Il a vécu sans jamais se fixer nulle part, dans une douzaine de pays, sous douze noms différents, avec une douzaine de passeports contrefaits, écrit son frère. Il a passé la moitié de son temps dans des ghettos de réfugiés, des camps de guérilla, des points de chute clandestins, des prisons et des tranchées isolées.”
Les yeux d’Ara Toranian brillent d’émotion quand il évoque leur première rencontre, au début des années 1970. “C’est un personnage qu’on remarquait tout de suite, excessivement sympathique, rieur, blagueur. Il dégageait aussi une vraie image d’intégrité, la sincérité de son engagement sautait aux yeux.” Sincérité, honnêteté : la même impression se retrouve dans le livre de son frère (“il faut croire que c’est de famille”, dit à ce propos Toranian), qui ne cache pas les parts d’ombre de son sujet, obstination virant à l’obsession sur certains points, indifférence vis-à-vis de ses proches (comment faire autrement ceci dit, quand on doit rester dans l’ombre et s’attendre au pire, à chaque instant, avec sa tête mise à mort par d’innombrables ennemis ?)… Il y a surtout ces très nombreux attentats terroristes, auxquels il prit une part active.
Une guerre secrète contre Hagopian
Qualifié de “menace pour la sécurité nationale” par le ministère des Affaires étrangères américain, Monté Melkonian était-il pour autant ce “soldat de fortune qui aimait tout simplement tuer”, comme le décrit un agent du FBI cité par le Los Angeles Times ? Un épisode révèle, au-delà des fausses rumeurs et diffamations, la vérité du personnage. Mi-juillet 1980, deux mois après son ralliement, Monté se voit confier par le chef de l’Asala, Hagop Hagopian, un faux passeport, un billet pour Athènes et une mission : repérer une cible turque, n’importe laquelle, et l’abattre.
Le soir du 31 juillet, une voiture avec plaque diplomatique vient se ranger devant les bureaux de la Turkish Airlines. A travers la vitre teintée, Monté distingue quatre silhouettes, deux à l’avant, deux à l’arrière. Il s’avance, lève son pistolet, tire sur le conducteur, le passager sur le siège avant, puis les silhouettes à l’arrière. Le lendemain, il découvre dans le journal que les victimes de la banquette arrière étaient les deux enfants du diplomate, dont une fille de 14 ans, qui a succombée à ses blessures. Il ne se le pardonnera jamais et fera dès lors tout son possible afin d’éviter que des actes de ce genre ne se répètent.
Cibler des diplomates représentant le régime turc, oui, tuer des civils innocents, jamais. Ainsi, s’il participe à la prise d’otages du consulat de Turquie à Paris de 1981 (“opération Van”), il déplore l’attaque d’Orly de 1983 et ses huit victimes collatérales. Il va même s’engager dans une guerre secrète contre Hagopian, ce chef devenu sadique et paranoïaque, qu’il va essayer d’assassiner en s’appuyant sur des hommes ralliés à sa cause, tout aussi dégoûtés que lui par ces meurtres inutiles. Hagopian sera finalement tué, abattu à bout portant dans une rue d’Athènes en 1988, sans qu’on ait jamais pu identifier le meurtrier. De quoi renforcer les suspicions sur l’assassinat possible de Monté Melkonian, cinq ans plus tard.
La Route de mon frère de Markar Melkonian (Editions Thaddée), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Normand, 404 p. 25 €
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