L’échevine de la jeunesse, de la cohésion sociale, du dialogue interculturel et de la lutte contre l’exclusion sociale de Molenbeek-Saint-Jean, Sarah Turine est passée du « soulagement » après l’arrestation de Salah Abdeslam le 18 mars à l’abattement total après les attentats qui ont frappe Bruxelles le 22 mars. Pour cette islamologue de profession, l’image du terrorisme va rester collée à la peau de Molenbeek pendant très longtemps.
Quel est votre état d’esprit à Molenbeek entre votre « soulagement » de vendredi, suite à l’arrestation de Salah Abdeslam et la découverte du testament d’Ibrahim El Bakraoui, l’un des terroristes kamikaze du 22 mars, dont on sait maintenant qu’ils étaient en lien direct avec Salah ?
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Sarah Turine – Un sentiment contradictoire par rapport aux informations qu’on a reçues ces dernières heures. D’abord un soulagement, parce que, finalement, il s’agit de la même filière qui a agi qu’on est en train de la démanteler complètement. Il ne s’agit pas d’une cellule dormante ou, pire, d’une nouvelle cellule comme on aurait pu le craindre. Mais d’un autre côté, un sentiment de frustration et de colère terrible de nous dire que ces deux hommes, Ibrahim et Khalid El Bakraoui étaient recherchés lors de la perquisition à Forest, le 15 mars. On pensait fortement que c’étaient eux qui avaient réussi à fuir. On a réussi à arrêter Salah, mais pas eux. Finalement ce sont 31 victimes et des centaines de blessés que nous n’avons malheureusement pas pu éviter. D’où ce sentiment contradictoire.
Vous rentrez tout juste à Molenbeek, quel est le sentiment général sur place ?
A Molenbeek les gens sont abattus. Le 13 novembre avait agi comme une onde de choc pour la commune. Savoir qu’on avait des gamins de la commune, qui sont partis en Syrie et dont on sait maintenant qu’ils sont capables du pire… Avant l’attentat du 13 novembre, je pense qu’il restait un maigre espoir de se dire : « Ok, il y en a qui partent en Syrie mais ce n’est pas pour ça qu’ils deviennent des monstres. » Les attentats de Paris ont fait resurgir les pires craintes. L’abattement est encore plus fort aujourd’hui, après les attentats du 22 mars ; on sait qu’il y a des molenbeekois parmi les victimes, on connait tous quelqu’un qui était soit dans ce métro-là, soit dans le métro d’après. Depuis que je suis rentrée aujourd’hui, en discutant avec quelques travailleurs de rue, des jeunes du quartier, etc. je me suis rendu compte que le choc était très profond.
Vous faites le tour des médias actuellement. Est-ce une volonté pour vous de réaffirmer qu’il ne faut surtout pas assimiler Molenbeek à la plaque tournante du djihadisme belge et, de surcroît, européen ?
Oui et c’est important pour deux raisons. Tout d’abord, je me dois en tant qu’élue de cette commune de donner des explications aux médias, comme le nom de Molenbeek est malheureusement rattaché à ses événements. De plus, je me dois de casser les clichés, il ne faut pas qu’on se trompe de cible. Même si la commune était au coeur de cette filière-ci de terroristes, la question de jeunes qui partent en Syrie et qui risquent de revenir ici dépasse largement notre petite commune et dépasse largement même le territoire de Bruxelles. Si on se trompe de cible, on risque de se tromper dans les moyens d’action qu’on mettra en place pour résoudre ce fléau qu’est le terrorisme. On doit être prudent, ce serait un peu simple de dire que Molenbeek est la source de tous les maux. Molenbeek n’est jamais qu’un symptôme.
Vous avez déclaré lundi que vous auriez préféré que Salah ait été arrêté dans une autre commune que Molenbeek. Pourquoi ?
Oui et aujourd’hui encore plus. On savait que les frères El Bakraoui étaient en fuite. Si on les avait tous arrêtés vendredi, en même temps que Salah, ça aurait été mieux pour Molenbeek, car on aurait donné peut-être moins d’importance à la commune. Au-delà de ça et moins égoïstement, on aurait bien entendu, et surtout, évité l’attentat d’hier.
Par rapport au 13 novembre dernier, où l’abattement était déjà très présent au sein de la commune, des mesures ont-elles été prises par la mairie, par les pouvoirs publics, pour renouer le dialogue avec certains jeunes à risques ?
On mène des actions depuis bien avant le 13 novembre en réalité. Mais ce qu’il s’est passé après cette date, c’est cette prise de conscience, où tout le monde s’est dit : « On est tous concernés. » Elle a permis que la parole se libère plus et a permis que les actions qu’on organisait déjà avant les attentats de Paris aient plus de succès auprès des publics « cibles ». J’ai suivi des jeunes qui avaient déjà assisté à certaines actions qu’on avait organisé après les attentats de janvier à Paris, mais avant le 13 novembre, que j’ai revu ensuite dans d’autres débats après cette date puis, dernièrement, au mois de février… Et j’ai vraiment observé une évolution intéressante chez eux. Je sais qu’on est dans le bon dans ce qu’on met en place. Mais ça nécessite du temps et des moyens. On a 17 000 jeunes à Molenbeek qui ne risquent bien sûr pas tous de devenir des djihadistes mais qui sont confrontés aux mêmes questions identitaires et aux mêmes questions de difficultés socio-économiques et à un avenir qui n’est pas rose.
Ces actions passent par quoi concrètement ?
Il y a trois axes dans le travail de prévention que nous mettons en place : le premier c’est la prévention générale, une réforme totale de la politique de jeunesse dans la commune. Le jeune doit être mis au coeur des projets, on doit leur donner des espaces où ils peuvent parler. Avant, on cherchait surtout à les occuper et à éviter leurs problèmes. Désormais, on les place comme acteur et non plus comme spectateur. Ca passe par la mise en place de lieux de parole, l’accompagnement dans des projets, qu’on leur fasse prendre confiance en eux et dans les institutions.
Le deuxième axe, c’est la mise en place de périodes de débat, de séminaire et de lieux de parole en lien directement avec cet enjeu du départ en Syrie, pour tenter de décrédibiliser le discours des recruteurs qui sévissent à Molenbeek. Ca passe par des rencontres, comme avec Mourad Benchellali, un ancien détenu à Guantanamo… Toujours en lien avec la question du djihad, de la Syrie et de l’islam. Pour leur donner d’autres grilles de lecture que celles que leur donnent les recruteurs.
Le troisième axe, c’est la prévention de crise ; quand on trouve qu’un jeune est déjà très avancé dans l’embrigadement, on met en place un accompagnement intensif qui joue plus les aspects psycho-socio, mais également affectifs. Il est important de renouer le lien avec le jeune, qu’il sente qu’il subsiste des liens d’affections forts avec sa famille, amis ou éducateurs et qu’il ne doit pas perdre tout ça. Une fois ce lien rétabli, on peut réintroduire un travail plus intellectuel de décrédibilisation du discours des recruteurs.
Sentez-vous un soutien des publics plus forts après les événements de ces derniers mois, à Paris puis à Bruxelles ?
On s’en senti seuls à un moment, on se sent moins seuls aujourd’hui. Par contre, il faut savoir que les pouvoirs locaux n’ont que très peu de moyens financiers. Si on est pas plus aidés par les autorités supérieurs, on ne pourra jamais intensifier le travail. Je reste intimement convaincu qu’on est dans le bon avec ce qu’on met en place, mais il faut multiplier ce genre d’initiatives.
Sentez-vous que ça commence tout de même à bouger dans le bon sens ?
Ca a vite bougé au niveau sécuritaire après les attentats du 13 novembre. Les communes ont eu des moyens supplémentaires pour les aspects contrôle et régulation. Par contre au niveau de la prévention, je n’ai reçu aucun moyen supplémentaire pour le moment. Au niveau jeunesse, culture et éducation, c’est pareil. Matteo Renzi, le président du Conseil italien avait pourtant déclaré après les attentats du 13 novembre que pour répondre à ces événements, il fallait plus de moyens pour la culture… Il avait raison. Le premier terreau de la barbarie, c’est l’ignorance.
A combien estimez-vous, à Molenbeek, le nombre d’enfants de jeunes à risque ?
Une trentaine, sur une population de 100 000 habitants. C’est peu d’autant qu’ils habitent dans des quartiers très localisés. On observe que tout s’organise par cercles concentriques : les frères, les amis, etc. Si on place sur une carte les adresses des jeunes qui sont partis en Syrie, on se rend compte que ce ne sont que deux ou trois quartiers qui sont concernés.
Que pouvez-vous dire du quartier de la rue des Quatre-Vents, où a été retrouvé Salah Abdeslam ?
C’est un des quartiers les plus densément peuplé de Molenbeek qui est déjà l’une des communes les plus peuplées de la région bruxelloise. C’est un quartier très jeune. Ils n’ont pas de lieu pour passer du temps, ils y traînent plus facilement dans les rues et c’est là qu’ils y font peut-être plus facilement de mauvaises rencontres. C’est dans ce quartier-là que se trouvait la fameuse mosquée clandestine, qu’on dit responsable du départ de plusieurs jeunes vers la Syrie, la mosquée Loqman.
Redoutiez-vous la présence de Salah près de Molenbeek, voire à Molenbeek, juste avant son arrestation ?
Pas du tout, tout le monde pensait qu’il était reparti en Syrie. Je pense qu’il n’est passé que très brièvement à Molenbeek et qu’il se cachait à Forest.
Ne craignez-vous pas qu’il se soit instauré une sorte d’omerta autour de son retour à Molenbeek ?
Absolument pas, je suis convaincue que non. Salah gardait, jusqu’aux attentats d’hier, l’image, pour les jeunes de sa génération, de quelqu’un qui avait fait des conneries, qui était dans le trafic de drogue, mais les gens ici avaient du mal à s’imaginer qu’il était réellement devenu un terroriste. Ce qu’il s’est passé le 13 novembre, où il n’a pas fait sauter sa ceinture d’explosifs confirmait ce sentiment. Tout le monde avait été soulagé qu’il ait été arrêté vivant, en se disant : « Au moins, il pourra s’expliquer. » Maintenant, je me rends compte en discutant avec plusieurs personnes depuis les attentats d’hier, que les gens de sa génération doivent maintenant faire le deuil de tout ça. En fait, ils ne pouvaient pas ne pas savoir.
On sent maintenant la colère gronder chez eux aussi par rapport à tout ça. Et donc l’omerta non, sûrement pas. Il est peut-être protégé, mais par des réseaux criminels qui se sont mobilisés. C’est une des grande leçon du 13 novembre je trouve, par rapport à ce qu’on imaginait avant dans la façon dont s’organisait Daech. Ils arrivent à mobiliser des filières criminelles classiques qui vont jusqu’à participer à l’organisation logistique d’attentats, sans trop savoir dans quoi ils sont réellement tombés. Ils s’en rendent compte à la dernière minute. Ca veut dire aussi que, dans la façon dont on doit lutter contre ce fléau, il faut prendre en compte la capacité de Daech à mobiliser d’autres filières.
Connaissiez-vous les frères El Berkaoui ?
Je les connaissais de nom parce qu’il circulait depuis un certain temps mais je ne les connaissais pas, non. Je ne pense pas qu’ils viennent de Molenbeek.
Quelques noms restent tout de même attachés à la commune, pour certains toujours dans la nature : Najim Laachraoui, Mohamed Abrini, Ahmed Damani ou Abid Aberkan par exemple… Avez-vous peur à Molenbeek que le cauchemar continue ?
Je pense qu’on a peur en général, pas seulement pour Molenbeek. Il y a eu les attentats de Paris, maintenant ceux de Bruxelles… Je pense que tout le monde est conscient de se dire : « On en n’a pas fini. » C’est ce qui est inquiétant, c’est un enjeu qui dépasse la commune, où, comme partout ailleurs on a peur. Maintenant par rapport à la stigmatisation, avec ces nouveaux noms… C’est fait. Le stigmatisation de Molenbeek est faite. Ce n’est pas quelques noms supplémentaires qui changeront quoi que ce soit.
Faudra-t-il du temps pour que le nom de Molenbeek ne soit plus rattaché au terrorisme. La commune va-t-elle traîner longtemps cette triste réputation selon vous ?
L’image du terrorisme va rester collée à la peau de Molenbeek pendant très longtemps. Je sais que les jeunes sont fortement touchés par ça et qu’ils ont réellement envie de combattre cette image négative. L’enjeu maintenant c’est de pouvoir amener tout un chacun à dire : « Ok, on la combat et on communique. » On va pouvoir mettre en place des actions, mais nous ne devons pas leurrer les jeunes. Ces actions seront bénéfiques pour eux, pour se renforcer sur le fait que ce n’est pas ça Molenbeek. Mais on sait que ça ne changera pas l’image de la commune. Il faut vraiment faire la distinction entre les deux, sinon ça va créer des justices d’exception. A un moment donné, il faut qu’on se dise : « L’image est là, elle est ce qu’elle là, c’est une chose. Mais nous on vit dans la réalité et c’est de la réalité dont on s’occupe. » C’est important pour que les jeunes Molenbeekois puissent se dire : « On combat à notre façon ce qu’il se passe, mais n’espérons pas que tout cela changera de sitôt l’image de la commune. »
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