Chez elle, il y a d’abord tout ce que l’on voit et qui a si souvent été décrit, commenté. Ces signes extérieurs, multiples, ce look totalement dément et un poil effrayant, qui plus qu’une armure (on sent immédiatement qu’il n’est pas ici question de peur) exposent fièrement aux yeux de tous sa dissidence ; une vie profondément guidée par la quête de liberté : les dents en or ou serties de pierres précieuses, les doigts noircis par la teinture et ornés de dizaines de bagues dorées ou argentées, le maquillage ésotérique enfin, qui barre son visage avec autorité, et surligne le regard. Bleu, vif, joueur, d’une infinie douceur, il semble, quand on s’y plonge, contredire aussitôt la radicalité de la silhouette et les 72 ans au compteur.
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“Je viens du Jura, qui avec la Franche-Comté a longtemps appartenu à l’Espagne. Il y avait des Maures. Cela explique ces yeux bleu-vert que l’on trouve dans la région”, dit-elle de sa voix profonde, rocailleuse, patinée par les cigarettes. Dans le monde de la mode, Michèle Lamy est une légende. Un de ces personnages que seul ce milieu, dans sa démesure et son goût de l’excentricité, peut charrier : fantasque, profondément hors normes. Et bon nombre d’artistes comme ASAP Rocky, Tangiers (sur le titre Black Asteroid) ou encore Christeene (Butt Muscle) ne s’y sont pas trompés : tous ont récemment collaboré avec Michèle Lamy, qui chante ou évolue tel un astre noir dans leurs clips.
Aux côtés de Rick Owens
Depuis vingt-sept ans, cette femme à la forme olympique (elle pratique depuis très longtemps la boxe plusieurs heures par jour) vit et travaille aux côtés de Rick Owens, un des créateurs de mode les plus singuliers de l’époque. Un de ceux capables, comme Martin Margiela, de créer un monde à leur mesure, d’en réinventer les dimensions, les lois. Celui d’Owens est noir, grisé, ocre ou sable, empli de formes amples et généreuses, qui laissent le corps libre de ses mouvements et déconstruisent, défilé après défilé, stéréotypes et formes dominantes. Une mode tranchante et émotionnelle, pour femmes puissantes et garçons sensibles.
Pour la maison Rick Owens (les deux se sont rencontrés à Los Angeles au début des années 1990, alors qu’elle avait elle-même créé sa marque de vêtements LAMY), elle conçoit les accessoires et le mobilier, brutaliste, en béton brut, cuir, bois. Il orne le salon de leur royaume, situé place du Palais-Bourbon, qui abrite à la fois leurs bureaux et leurs appartements. “Quand je vivais en Californie (Michèle Lamy tenait à Los Angeles le mythique et underground cabaret des Deux Cafés), j’avais dit que je ne reviendrais à Paris que si je vivais place du Palais-Bourbon. C’était une façon de dire que cela n’arriverait jamais. Et puis voilà”, explique-t-elle en faisant visiter les lieux.
Noir, homosexuel, une des voix noires les plus influentes de la Harlem Renaissance des années 1920
Le bâtiment, dont les murs sont dans leur état d’origine, en béton brut apparent, abritait jadis le siège du Parti socialiste. Il est ensuite resté plusieurs années à l’abandon. Le couple s’y installe en 2003, à son retour de Californie. Assise dans un des fauteuils en bois de sa création, Michèle Lamy reçoit à l’heure du thé, autour de pâtisseries bien choisies, dans le salon du rez-de-chaussée. Dans quelques jours, elle inaugurera son exposition à la galerie 12 Mail, dans le cadre du festival Red Bull.
Elle a choisi d’y rendre hommage, via une performance et un disque, à une figure qui l’accompagne dans sa vie depuis plus de quarante ans : Langston Hughes. Noir, homosexuel, ce poète et activiste américain méconnu en Europe (mais souvent repris par les rappeurs US, de Mike Ladd à KRS-One) est une des voix noires les plus influentes de la Harlem Renaissance des années 1920. Journaliste, il signe des textes remarqués, manifestes tels que “The Negro Artist and the Racial Mountain”, paru dans le journal The Nation, en 1926. Il devient également célèbre pour ses poèmes, pièces de théâtre et romans.
“La voix de Marianne Oswald”
Michèle Lamy le découvre alors qu’elle vit encore à Paris, dans les années 1970, grâce à son amie Hélène Hazera (journaliste trans et activiste). Lamy, qui a abandonné ses études d’avocate, laisse aussi derrière elle ses origines bourgeoises industrielles et se jette tout entière dans le vent libertaire qui secoue la France de Mai 68. Elle devient strip-teaseuse, danseuse, performeuse et traîne avec la bande des Gazolines, dont fait partie Hazera. “J’ai connu Hélène alors qu’elle était encore un jeune garçon. A l’époque, je trouvais toujours des mecs qui payaient de grands appartements et on y vivait toutes ensemble.”
Un jour, Hazera, passionnée par la chanson (elle animera pendant des années de géniales émissions sur France Culture), lui apporte un poème très rare de Langston Hughes, King Kong Blues, qu’elle a déniché sur un vieil enregistrement radiophonique. “Elle m’a dit que j’avais la voix de Marianne Oswald (chanteuse et actrice française, 1901-1985 – ndlr) et que je devrais chanter ça. Hughes l’avait écrit pour Oswald pendant qu’il vivait à Paris. Le titre avait été enregistré dans un cabaret de Saint-Germain-des-Prés. La musique était signée Boris Vian.”
Coup de foudre. Michèle Lamy se passionne pour ce poète au phrasé si oral, influencé par le blues et le jazz. “Et j’ai chanté King Kong Blues des années plus tard, accompagnée de Bobby Woods, à L. A.”, explique-t-elle en se penchant sur son Mac 15 pouces et en lançant le titre. Des accords de piano retentissent, puis la voix rocailleuse de Michèle, qui dit le poème. On lui demande si elle trouve que sa voix a changé. “Pas tellement, si ? Je l’ai rechantée l’année dernière pour l’anniversaire de Jefferson Hack (cofondateur de Dazed & Confused – ndlr).
“Dans la vie, je suis plutôt ‘let’s go’”
Toute ma vie, cela n’a été que Langston Hughes. Je ne saurais expliquer pourquoi il me touche à ce point. Il y a certains poèmes que je ne peux pas dire, parce que je ne suis pas ce jeune garçon noir qui cirait des chaussures. Ce qui me bouleverse tient dans son expression. J’aimerais profondément m’exprimer comme lui. Au lieu de répondre par une phrase, je pourrais dire ‘King Kong Blues’.” Elle rit.
En toute logique, le titre de son exposition à la galerie 12 Mail s’inspire donc d’un poème de Hughes, Montage of a Dream Deferred. “Cela résume bien ce qu’est la vie. On a des rêves, on les reporte. Chanter, être sur scène. Et, parfois, on les réalise.” A-t-elle réalisé les siens ? “C’est après les avoir réalisés que je m’en rends compte. Dans la vie, je suis plutôt ‘let’s go’.”
“L’idéal, c’est de partir de rien, et on en fait quelque chose”
Toute sa vie, Michèle Lamy a aimé les échanges, les rencontres, l’ouverture, les bandes. “L’idéal, c’est de partir de rien, et on en fait quelque chose.” Pour son exposition, elle s’est ainsi entourée de sa fille Scarlett, de l’artiste Nico Vascellari et du musicien Congorock. Ensemble, ils ont réalisé une bande-son. Des mots extraits de poèmes de Langston Hugues récités comme des mantras sur une electro puissante et tribale.
“On va faire une performance. Il y aura Nico, Scarlett, moi. On a pressé des vinyles tout blancs avec notre musique. On va les stamper puis les donner au public. Matthew Stone (artiste et DJ londonien – ndlr) fera des Polaroid des gens dans la salle. On projettera des images sur les murs…” Elle s’arrête un instant : “Rick me dit souvent que mon enthousiasme est épuisant.”
Exposition Montage of a Dream Deferred, du 25 septembre au 20 octobre, galerie 12Mail, Paris IIe, dans le cadre du RBMA Festival, qui propose aussi “Une conversation avec Charlotte Gainsbourg”, le 26 à 14 h 30 à l’Elephant Paname, Paris IIe
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