Crise de l’“Aquarius”, recensement des Roms en Italie, interdiction aux ONG de venir en aide aux migrants en Hongrie… Dans plusieurs pays européens, l’extrême droite exploite avec succès l’afflux de migrants, en contradiction avec les principes fondamentaux de l’Europe.
Depuis la crise de l’“Aquarius”, la question de la politique migratoire européenne est revenue au premier plan. En bloquant l’accès de ce bateau humanitaire qui transportait 630 migrants, le ministre de l’Intérieur italien d’extrême droite Matteo Salvini a provoqué une réaction en chaîne, faisant la démonstration de la désunion de l’Europe sur le sujet. Dans la foulée, la Hongrie a adopté une loi interdisant aux ONG de venir en aide aux migrants. Alors que les migrations seront au centre du Conseil européen qui se tiendra les 28 et 29 juin, la directrice de recherches au CNRS Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations internationales, nous explique les enjeux et s’inquiète de l’influence des idées d’extrême droite sur le sujet.
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Qu’est-ce qui a créé cette situation où, pendant 36 heures, aucun pays européen n’a voulu accueillir l’“Aquarius” et les 630 migrants qu’il transportait ?
Catherine Wihtol de Wenden – Tout d’abord, l’Italie a beaucoup fait dans le passé pour l’accueil des migrants, et a eu le sentiment d’être abandonnée par l’Europe. Ce qui explique le sentiment anti-européen d’un pays qui était très pro-européen depuis la fondation de l’Europe – n’oublions pas que l’Italie est entrée dès 1957 dans le Traité de Rome. D’autre part, le ministre de l’Intérieur au pouvoir aujourd’hui est issu de l’extrême droite, il a donc voulu montrer la mesure de ce changement. Voilà ce qui a conduit à cette situation.
De plus Malte, qui est un tout petit Etat, fait ce qu’elle peut depuis très longtemps en matière d’accueil, mais difficilement. Après trois jours d’atermoiements, la France s’est rangée derrière l’Espagne, qui a accepté d’accueillir l’Aquarius. Le gouvernement espagnol a fait preuve de solidarité, avec un ministre des Affaires étrangères, Josep Borrell, qui a été président du Parlement européen.
Cependant, si l’on prend en compte l’attitude récente de la Hongrie, qui a adopté une loi interdisant aux ONG de venir en aide aux migrants, on constate que l’extrême droite impose son prêt-à-penser sur ces sujets dans beaucoup de pays européens.
A plus long terme, comment expliquez-vous que des gouvernements européens ferment leurs frontières et criminalisent les ONG de solidarité avec les migrants, et mettent ainsi en péril la vie des personnes qui traversent la Méditerranée ?
L’extrême droite a beaucoup marqué les esprits, et elle a de multiples ressources électorales : le ressentiment anti-européen, la peur de la concurrence, le protectionnisme, le nationalisme, etc. En matière sécuritaire, depuis trente ans les gouvernements mènent des politiques de plus en plus dures, en vain. Pourquoi obéissent-ils aux diktats de l’extrême droite en la matière ? Cela témoigne des fragilités de l’Europe. Nous ne sommes pas seulement face à une crise de solidarité entre pays européens, mais à une crise de solidarité entre l’Union européenne et les Etats qui la composent. Souvent, ces derniers ne se préoccupent pas des solutions de partage du flux migratoire, que propose Bruxelles. C’est inquiétant.
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En montrant que même Emmanuel Macron, qui revendique son progressisme, était embarrassé face à la crise de l’Aquarius, Matteo Salvini a-t-il réussi son coup, médiatique et politique ?
Oui. L’attitude d’Emmanuel Macron n’a sans doute pas donné une bonne image de lui à ceux qui l’ont élu pour son attachement aux thématiques de l’humanisme – qu’il a beaucoup développées durant la campagne électorale –, ou sa fidélité à Paul Ricœur. Une partie des députés LREM se sont d’ailleurs déchirés sur le thème de la loi asile et immigration. Il a suscité de la déception dans son camp, sans avoir nécessairement récupéré de nouveaux adeptes parmi les partisans d’une politique dure à l’encontre des migrants. Cette politique a d’ailleurs montré toutes ses faiblesses, en France et en Europe. Maintenant, même si elle a réagi tardivement, la France s’est rangée derrière l’Espagne, et le Premier ministre a annoncé que les ports français de la Méditerranée étaient près à accueillir les réfugiés.
Quels effets cette crise peut-elle avoir sur la politique migratoire européenne ?
Peut-être que la crise de l’Aquarius va amener à penser une approche plus solidaire de cette politique, lors du sommet sur les questions de l’asile qui aura lieu à Bruxelles fin juin. Compte tenu des très grandes inégalités face à l’accueil des réfugiés, il faudrait un partage plus contraignant entre les pays. La France n’est pas en très bonne posture dans ce domaine, puisqu’elle se situe en 12e ou 13e position dans l’Europe des 28. On est très loin derrière certains de nos voisins.
Comment dépasser les égoïsmes nationaux en la matière ? Faut-il remettre en cause les accords de Dublin ?
C’est ce qui va être discuté. Le système Dublin 2 marche très mal. Son principe – le “One stop, one shop” – veut que vous deviez automatiquement être traité comme demandeur d’asile dans le premier pays où vous avez mis le pied. Or les migrants ont souvent des idées très précises de leur projet migratoire. Ils ont souvent déboursé beaucoup d’argent pour payer les passeurs. Ils ne veulent pas rester dans n’importe quel pays européen. Ils arrivent souvent dans des pays pauvres, où il y a beaucoup de chômage, au sud de l’Europe, alors qu’ils veulent aller là où ils ont des liens familiaux ou linguistiques, avec des espoirs de s’insérer sur le marché du travail. Ça fait très longtemps qu’on essaye de les persuader de rester sur le territoire où ils sont arrivés, mais ça ne marche pas du tout. Il faut repenser complètement ce dispositif qui n’a aucun sens.
L’extrême droite véhicule l’idée que les migrants seraient un fardeau pour l’Europe. Pourtant, à l’instar du village de Riace en Italie, ne peuvent-ils pas au contraire être vus comme une chance ?
En effet. On a des quantités de pénuries de main-d’œuvre dans certains territoires en Europe, qui sont en voie de désertification, et un vieillissement de la population. Dans l’ensemble, les réinstallations dans les territoires ruraux ont bien marché. Le discours de l’extrême droite est complètement idéologique, il ne correspond pas à la réalité. L’Europe est en train de perdre son âme sur cette question depuis des années. La solidarité est un principe du Traité constitutionnel européen de Lisbonne. On a l’impression qu’elle piétine les valeurs sur lesquelles elle est construite – notamment l’hospitalité, le droit d’asile et les droits de l’enfant.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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