Grande figure de la gauche socialiste, l’ancien Premier ministre et meilleur ennemi de François Mitterrand est décédé le 2 juillet à 85 ans.
Démagogie, autoritarisme, malhonnêteté, cynisme, populisme, sectarisme, mauvaise foi, trahison, anti-intellectualisme, médiocrité, antihumanisme, dogmatisme : si beaucoup de citoyens doutent aujourd’hui des vertus de la politique, contaminée par ces tristes travers, plusieurs générations eurent la chance d’y rester attachées en suivant et en écoutant Michel Rocard du début des années 1960 jusqu’à sa mort, le 2 juillet 2016, à l’âge de 85 ans.
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Figure inversée du démagogue, de la personnalité autoritaire, du cynique, du populiste, Rocard resta fidèle à la plus haute conception possible de la politique : l’ouverture au débat, aux autres, même à ses ennemis, le sens de la justice, le goût des idées, l’honnêteté en toutes circonstances… Ce que d’aucuns nomment de cette expression désuète, l’éthique politique.
Un souffle dont nous sommes orphelins aujourd’hui
Cette éthique est restée chez lui compatible avec l’étiquette de technocrate pur jus, tout comme son expertise administrative s’accommoda toujours de l’agit-prop qu’il pratiqua dès ses débuts en politique à la gauche du socialisme de Guy Mollet et des vieux briscards de la SFIO, ancêtre du Parti socialiste.
Très peu de leaders français des cinquante dernières années (un, deux, trois, zéro ?) surent, comme lui, donner aux citoyens le goût et le respect de la politique. C’est-à-dire la croyance dans ce qu’elle peut servir à améliorer les existences de chacun, à donner un sens et une profondeur au bien commun, à réconcilier les individus séparés sur l’autel de la raison pragmatique, sans jamais sacrifier le sens de la justice.
Une conception ultradémocratique de la politique
Au-delà des idées que l’on pouvait partager ou non avec lui, dans un dialogue qu’il n’avait cessé de mettre en pratique au nom d’une conception ultradémocratique de la politique, Rocard incarna un souffle dont nous sommes orphelins aujourd’hui.
S’il fut un descendant direct et reconnaissant de Pierre Mendès France, avec lequel il partageait le sens de la probité morale et la rigueur intellectuelle (mais aussi le tropisme loser), ses vrais héritiers (Christiane Taubira, Pierre Joxe, Robert Badinter…) sont plus rares que ses nombreux héritiers putatifs (Manuel Valls, Emmanuel Macron…).
Le combat contre la guerre d’Algérie fut sa vraie scène primitive en politique
La jeunesse française d’aujourd’hui a peut-être tendance à associer sa figure à celle, réductrice, d’un vieux sage un peu raide, hermétique et bougon, toujours énervé contre les rites médiatiques et les règles nécrosées du dialogue social. Elle devrait pourtant se souvenir de ce que Michel Rocard apporta de fertile à la gauche contemporaine, au sein de laquelle il ne cessa de batailler, depuis ses premières passes d’armes militantes durant la guerre d’Algérie.
Militant anticolonialiste, opposé dès cette époque à la politique guerrière et colonialiste des socialistes Guy Mollet et François Mitterrand, il avait rédigé en 1959 un rapport, en tant qu’inspecteur des finances, sur les conditions dramatiques du déplacement en masse des populations pratiqué par l’armée française et son caractère inhumain, sur les camps de regroupement dans lesquels étaient parqués plus d’un million de villageois.
Ce combat contre la guerre d’Algérie, partagé par la génération de militants de gauche nés dans les années 1930-40, fut sa vraie scène primitive en politique. Elle est restée comme la marque fondatrice et le point de référence de son engagement, dont procédera l’ensemble de ses actions, indexé sur des valeurs inconditionnelles : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, comme le peuple kanak en Nouvelle-Calédonie (les accords de paix en 1988 restent sa plus grande réussite comme Premier ministre), la justice sociale, les libertés publiques, le dialogue permanent…
Se démarquer de la gauche dominante
Cette manière de se démarquer de la gauche dominante le poursuivit longtemps. Même s’il décida de quitter le PSU (qu’il avait créé en 1960) et de rejoindre le PS en 1974, il resta fidèle à une conception de la politique différente de celle de ses camarades issus de la SFIO.
Incarnant la fameuse “deuxième gauche”, qui s’était construite en opposition à une conception verticale, hautaine, dogmatique, défendue par son rival historique François Mitterrand, Michel Rocard fut le porte-parole d’une autre “culture”, ouvertement théorisée au congrès socialiste de Nantes en 1977.
La deuxième gauche resta longtemps minoritaire au PS
Sensible à l’autogestion, à la culture syndicale, au “parler vrai” (proche du concept de “parrèsia” analysé par Michel Foucault), ouverte à la société civile, à l’importance de la construction européenne, décentralisatrice, attentive à l’émergence des revendications sociales et écologiques, aux droits des minorités culturelles, cette deuxième gauche resta longtemps minoritaire au sein du Parti socialiste, plus jacobin, étatique et centralisateur.
Pour autant, ce pragmatisme et cette critique d’un étatisme rigide ne furent pas, comme on l’a souvent dit, la marque d’un socialisme de droite. S’il n’était pas d’extrême gauche, Rocard était d’une gauche extrême, fondamentalement raccordée à ses valeurs fondatrices, celles de Jean Jaurès et de Léon Blum. Si Rocard critiqua, par exemple, les nationalisations excessives de 1981, il ne se laissait pas berner par les mirages du capitalisme et du marché. Contrairement à ce que beaucoup disent encore aujourd’hui, il n’était pas un farouche opposant au marxisme.
Sa pensée et son action furent traversées de gestes microrévolutionnaires
Plus précisément, en excellent connaisseur de l’économie (et des sciences sociales en général) qu’il était, il reconnaissait dans l’œuvre de Marx l’audace d’un visionnaire et d’un fin analyste des rapports de production. Comme acteur politique responsable et cultivé, il mesurait simplement la nécessité de défendre, parallèlement à des politiques publiques ambitieuses de régulation du capitalisme, l’existence du marché et des initiatives individuelles. Mais sans jamais négliger la question sociale et la culture du compromis : le RMI, qu’il pensa et fit voter lorsqu’il occupait Matignon, en fut un indice parmi d’autres.
Si sa ligne ne correspondait pas aux critères fixes et souvent abstraits de la visée révolutionnaire, toute sa pensée et toute son action furent traversées de gestes microrévolutionnaires, érigés sur des barricades plus discrètes que celles de ses amis gauchistes avec lesquels il ferrailla respectueusement. Si le mot “réformisme” n’était pas aussi démonétisé aujourd’hui, à force de ressassements et de trahisons, on pourrait lui accoler cette étiquette de réformiste éclairé.
Il fut de cette trempe de leaders politiques moins habités par le goût des grands mots et des séismes annoncés que par celui des actions concrètes et modestes en apparence, qui changent la vie, au bout du compte. Comme le souligne Thierry Pech, directeur de la Fondation Terra Nova, “le rocardisme n’est pas le synonyme d’un réformisme appauvri, réduit à la verticale du pouvoir, à la magie des programmes et à la science des experts : il fait cause commune avec l’idée que la démocratie est aussi une forme de société et que le gouvernement des hommes ne doit jamais s’abîmer dans la simple administration des choses.”
A Matignon, il ne put rien contre le désenchantement du peuple de gauche
Il serait évidemment possible, à l’heure du bilan d’une vie, de laisser affleurer les déceptions et de regretter les rendez-vous manqués, au premier rang desquels son impossibilité d’accéder à la plus haute marche du pouvoir, toujours empêché par François Mitterrand, animal politique en tout point opposé à lui, mais plus habile dans l’art de contrôler sa destinée et de rendre les coups.
Des coups, il en reçut beaucoup de la part du Président deux fois élu à l’Elysée. On pourrait aussi se souvenir que même lorsqu’il dirigea le gouvernement entre 1988 et 1991, Rocard ne fit pas de miracles : hormis la paix en Nouvelle-Calédonie, et quelques lois marquantes comme le RMI, la CSG ou le financement des partis politiques, son passage à Matignon ne put rien contre le désenchantement du peuple de gauche, que seul Lionel Jospin, pétri de la même rigueur protestante et du même sens de l’Etat, sut un court moment, entre 1997 et 2002, conforter un peu.
On pourrait aussi regretter que dans l’indigence programmatique de la gauche gouvernementale aujourd’hui au pouvoir, il ne se soit pas plus distingué, au-delà de quelques remarques fielleuses sur ses anciens lieutenants en culotte (et à vision) courte, tel Manuel Valls, jeune rocardien revendiqué dès le milieu des années 1980.
Si aujourd’hui le parler vrai, l’autogestion et la deuxième gauche sont des mots vides, si Rocard semble le nom d’un monde politique éloigné des préoccupations des jeunes générations dégoûtées par les errements des élus, rien de plus important n’existe que d’essayer d’être fidèle à la puissante et modeste volonté d’un homme intensément engagé durant plus de cinquante ans dans l’arène publique, “le cœur à l’ouvrage”, comme il le proclamait dans un livre paru en 1987. Une arène agrandie par son dévouement à la machine de l’Etat autant qu’honorée par son attachement à la cause du peuple.
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