Un rapport remis par un groupe d’experts indépendants affirme qu’il est « scientifiquement impossible » que les 43 étudiants disparus en septembre 2014 au Mexique aient été incinérés dans la décharge de Cocula. Ces révélations fracassantes bouleversent la « vérité historique » que prétendait détenir le parquet mexicain. Entretien.
La « vérité historique » que prétendait détenir le parquet mexicain l’année dernière sur la disparition de 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa a fait long feu. Ce 6 septembre, un groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI), mandaté par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), a publié un rapport de 500 pages au terme de 6 mois d’enquête qui démontre qu’il n’y a « pas de preuves » qu’ils aient été incinérés dans la décharge de Cocula, comme le défend la version officielle.
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Pour rappel, le 26 septembre 2014, 43 élèves enseignants ont été enlevés par des policiers municipaux à Iguala (Etat du Guerrero) alors qu’ils se rendaient à une manifestation en bus à Mexico. Selon la version officielle, ils auraient été assassinés puis brûlés dans la ville voisine de Cocula. Mais l’ADN d’un seul étudiant a pu être identifié. Le rapport dénonce des preuves falsifiées, des omissions et des pistes d’investigations non explorées. Pourquoi la vérité tarde-t-elle à être établie sur ces disparitions qui avaient provoqué l’émoi international l’année dernière ? Nous avons interrogé le chercheur au CERI-Sciences Po David Recondo, qui vit au Mexique, auteur de La démocratie mexicaine en terres indiennes (éd. Karthala).
En quoi les conclusions de ce rapport mettent à mal la version officielle des faits ?
David Recondo – Il y avait déjà d’énormes doutes sur la possibilité de faire disparaître autant de corps dans une décharge, tel que cela avait été décrit par la version officielle. Ce rapport n’est donc pas un scoop absolu : une autorité de plus corrobore les doutes pré-existants. La Commission intéraméricaine des droits de l’homme (CIDH) a beaucoup de légitimité, ce qui a obligé le président de la République et le ministre de la Justice à déclarer qu’ils prendraient en compte ses recommandations et qu’une nouvelle enquête avec une équipe mixte allait être lancée.
Selon les hypothèses alternatives, que sont devenus les 43 étudiants enlevés ?
Des témoignages divers estiment que les étudiants n’ont pas été emmenés à Cocula, mais qu’ils ont été conduits autre part par des militaires. Depuis quelques mois l’armée est soupçonnée d’être impliquée dans la séquestration des étudiants vivants, et de les avoir emmenés dans une base militaire. Des personnes ont exigé que l’on puisse vérifier dans les bases militaires proches d’Iguala si les crématorium dont elles disposent – notamment pour détruire de la drogue – ont été utilisés. Ça n’a finalement pas été fait.
Quelles preuves existent pour étayer cette hypothèse ?
La nouveauté, grâce au rapport du GIEI, c’est qu’il est impossible que les 43 étudiants aient été incinérés dans une décharge, là où la première enquête le disait. C’est la seule certitude, pour le reste il n’y a aucune preuve. Des personnes plutôt proches des manifestants disent avoir vu des militaires à cet endroit-là, qui a minima ne seraient pas intervenus au moment où ils étaient enlevés. L’armée aurait estimé que ce n’était pas sa juridiction, car il s’agissait d’une manifestation, et qu’il revenait à la police municipale de s’en occuper. Mais le fait qu’il y ait eu des militaires sur place, en plus de la police fédéral, est confirmé. Reste à savoir pourquoi ils ne sont pas intervenus quand les étudiants ont été emmenés.
Sait-on pourquoi ces étudiants ont été pris pour cible ?
Le mobile du crime est encore une zone d’ombres. Une première version renvoie la responsabilité au maire d’Iguala et à son épouse, qui dirigeait une institution de bienfaisance destinés aux plus pauvres dans la municipalité. Une réunion publique était prévue avec les plus démunis, et le maire voulait éviter que cette cérémonie soit interrompue et boycottée par ces jeunes étudiants. C’est ainsi qu’il explique pourquoi il a envoyé la police intercepter ou neutraliser les étudiants, pour éviter le désordre.
Selon une autre interprétation, l’épouse du maire est liée aux Guerreros Unidos, le cartel de narcotrafiquants de cette région. Or les étudiants auraient détourné un bus chargé de drogue, menaçant la livraison de cette cargaison d’héroïne. C’est plausible, car le Guerrero est une région de production d’héroïne importante, et le couple avait partie liée avec les narcotrafiquants. Ce genre de collusion entre autorités locales et cartels est commune au Mexique, notamment dans le Guerrero, le Veracruz ou le Michoacán.
Le parquet mexicain prétendait détenir la « vérité historique » des faits l’année dernière. Cette déclaration était-elle précipitée, pour répondre à la pression populaire et tenter de clore l’affaire ?
Exactement. Je nuancerai cependant sur ce point les groupes de solidarité avec les 43 disparus, qui dénoncent un « crime d’Etat », au-delà des mafias ou des autorités d’Iguala, qui étaient membre du parti d’opposition (le Parti de la révolution démocratique, PRD). Ces disparitions prouvent plutôt les limites du pouvoir présidentiel et fédéral dans les périphéries du pays. L’armée est probablement en partie responsable, mais cette responsabilité a très bien pu échapper au contrôle de l’Etat central.
Cette configuration est représentative d’autres événements récents, comme l’assassinat du journaliste Ruben Espinosa, originaire du Veracruz, avec quatre autres personnes. Le gouverneur controversé du Veracruz devait être entendu dans le cadre de l’enquête, car Ruben Espinosa avait reçu des menaces alors qu’il enquêtait sur des cas de collusion avec les mafias locales. Il est fort possible que l’Etat central soit assez démuni face à ces collusions entre politiciens locaux et mafias.
L’Etat doit faire le ménage, mais il n’en est peut-être même pas capable. Il mène donc des opérations symboliques, fait des déclarations précipitées, histoire d’avoir l’air de maîtriser la situation, mais c’est de la gesticulation politique. C’est un Etat central qui ne maîtrise pas la situation à sa périphérie.
Le fait que des experts indépendants aient pu mener à bien leur enquête est-il un gage de bonne volonté et de transparence de la part de l’Etat ?
Oui je pense. Contrairement aux radicaux qui dénoncent un complot – selon lequel le président et le ministre de l’intérieur brouilleraient les cartes -, je pense qu’il y a une bonne disposition du gouvernement fédéral à essayer de trouver une réponse qui soit convaincante aux yeux de l’opinion publique. Ça ne veut pas dire que les militaires et la police fédérale ne sont pas intervenus. Mais la chaîne de commandement est difficile à établir.
Le président essaye d’avoir une image positive. Il sait à quel point cette affaire ternit sa légitimité face à la communauté internationale. Or une grande partie de l’économie du pays dépend de l’investissement des pays étrangers.
Le président avait décidé de dissoudre les polices municipales suite à ces disparitions : en mesure-t-on les effets ?
Pas vraiment car ça n’a pas été systématique. Il y a encore des polices municipales. L’objectif était de constituer un commandement unifié dans les 31 Etats pour éviter la dispersion des polices municipales. La police fédérale aurait été réformée, avec de nouvelles recrues moins corrompues et mieux payées. Mais ça n’a pas abouti. Aucun Etat ne s’est résolu à éliminer sa police. Or cette réforme ne peut pas passer par décret, elle est du ressort des Etats fédérés et des autorités municipales. C’était un effet de déclaration, qui n’a pas eu de concrétisation sur le terrain.
Le mouvement social de solidarité avec les familles des 43 disparus persiste-t-il ?
Ce mouvement fonctionne beaucoup par les réseaux sociaux, et il existe encore dans les rues. Mais il s’affaiblit. Comme souvent, d’autres assassinats ou enlèvements prennent la place de celui qui a eu lieu précédemment. L’attention a été détourné du cas d’Ayotzinapa.
Quels sont les effets de cette crise sur les partis politiques mexicains ?
Le coût direct de l’affaire d’Iguala a été l’affaiblissement du PRD (parti de gauche, ndlr), dont le maire d’Iguala était membre. Ce parti souffrait déjà d’une dissidence de la part du candidat de la gauche au deux dernières présidentielles, Andrés Manuel López Obrador, qui a créé le Movimiento de Regeneración Nacional (Morena). La gauche est donc doublement affaiblie, et se recompose. La droite est déjà très affaiblie. L’inconnue demeure sur le Parti de la révolution institutionnel (PRI), dont le président est membre. Mais c’est sur la gauche que l’effet est essentiellement important.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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