Au lendemain de la manifestation contre la loi Travail du 15 septembre, Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT des ingénieurs, cadres et techniciens, en charge de l’égalité femmes-hommes à l’intérieur du syndicat, et à l’origine de la pétition contre la loi Travail de février dernier, répond à nos questions.
Une dépêche AFP reprise par de nombreux médias a affirmé il y a quelques jours que les opposants à la loi Travail étaient « autorisés à manifester » le 15 septembre, comme si c’était une concession. Comment interprétez-vous ce glissement sémantique ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sophie Binet – Cela témoigne d’un impressionnant recul des libertés, que nous vivons aussi dans l’entreprise où les remises en cause de la liberté d’expression et des libertés syndicales se multiplient. La menace du terrorisme ne doit pas occulter la question des libertés individuelles et collectives, ni la question du racisme d’ailleurs. Ce 15 septembre le parcours était très court – 1,6 kilomètre –, et l’itinéraire a été bouclé de A à Z par les forces de l’ordre. De nombreuses personnes n’ont donc pas pu rejoindre le défilé si elles n’avaient pas été à l’heure au point de départ. On s’est sentis comme dans un zoo. Comme lors des dernières manifestations, il y a eu des fouilles à l’entrée, et la simple possession de sérum physiologique était interdite. Pourquoi faire cela pour les manifestations syndicales, et pas pour les manifestations sportives ou commerciales ?
Vous pensez que l’état d’urgence sert de prétexte pour décourager la contestation ?
Le débat sur la sécurité est à géométrie variable en fonction des événements. On l’a bien vu au printemps dernier : on a essayé de nous faire culpabiliser en nous disant qu’on était dangereux, qu’on refusait de suspendre la grève – sans jamais demander au gouvernement pourquoi il ne retirait pas son projet de loi -, qu’on devait gérer la sécurité des manifestations… Mais la question ne s’est pas posée pour l’Euro de foot. Le service d’ordre de la CGT est responsable de la sécurité des manifestants, pas de l’ordre public. Cette mission revient à la police républicaine.
La politique de gestion du maintien de l’ordre a d’ailleurs été critiquée au printemps dernier, parce qu’elle favoriserait les affrontements violents…
Des choix discutables ont été faits dans la stratégie de maintien de l’ordre. Ils ont été dénoncés par les policiers eux-mêmes. Pendant tout le début du mouvement rien n’a été fait pour écarter les casseurs du mouvement, au contraire. Je me méfie des théories du complot, mais quand on arrive à ce niveau de violence susceptible de discréditer le mouvement, il y a des interrogations fortes.
Ce 15 septembre de nouveau des affrontements violents ont eu lieu avec la police à l’avant de la manifestation, faisant plusieurs blessés. A vos yeux les militants qui prennent part aux violences sont-ils en train de discréditer le mouvement ?
Contrairement aux scandaleux amalgames entretenus par le gouvernement, la manifestation du 15 septembre a encore une fois démontré que les casseurs n’avaient rien à voir avec la mobilisation. Ils étaient à l’extérieur du cortège, devant ou derrière, et il est d’ailleurs étonnant qu’ils aient réussi à entrer sur le parcours de la manifestation malgré les nombreuses fouilles et barrages. Si les mesures sécuritaires ne permettent même pas d’empêcher les casseurs, à quoi servent-elles ?
La loi Travail a été promulguée cet été. Quels leviers vous reste-t-il désormais pour l’abroger ?
L’enjeu est que la loi ne s’applique pas. On peut obtenir son abrogation – comme ça a été le cas avec le CPE –, et empêcher son application par différents moyens sur le terrain. La loi Macron est passée, mais dans beaucoup de boîtes ou de branches, on bloque le travail du dimanche. En 2013 la loi dite de « sécurisation de l’emploi » cassait déjà le code du travail et donnait la possibilité de faire des « accords compétitivité » : il n’y en a eu que dix, parce qu’on les a bloqués. Il y a ce qui est écrit dans la loi, et il y a son application en fonction du rapport de force sur le terrain.
D’autre part, il y a plus de 120 décrets d’application de la loi. Le gouvernement a annoncé qu’il allait les faire passer le plus vite possible, mais il doit respecter certains délais, et s’il va trop vite il risque de faire des erreurs qui nous permettront d’attaquer en justice.
Je pense que la loi ne s’appliquera pas totalement avant l’élection présidentielle. C’est aussi quelque chose qui pèsera dans le débat.
Il ne faut pas prendre les gens pour des débiles : cette question ne sera pas oubliée. Nous menons la bataille à l’offensive, en exigeant un code du travail du XXIe siècle. Le progrès technologique et la révolution numérique doivent servir au progrès humain et environnemental, c’est la raison pour laquelle nous voulons gagner une réduction du temps de travail, et la mise en place des 32h. Pour lutter contre le dumping social, la précarité et le contournement du statut de salarié par les plateformes numériques, nous proposons un nouveau statut du travail salarié. C’est une façon de revenir sur la loi Travail et de gagner des perspectives de progrès pour les salarié-es. La mobilisation continue donc à tous les niveaux.
Vous avez été à l’initiative, avec d’autres militants, de la pétition contre la loi travail en février dernier. Quelles victoires peut-on mettre au crédit de la mobilisation de 4 mois qui en a découlé ?
On a fait reculer le gouvernement et le patronat sur de nombreuses dispositions qui étaient prévues initialement dans le texte. On a réussi à gagner des avancées dans certains secteurs. Par exemple l’accord sur les intermittents, des augmentations de salaires dans de nombreuses entreprises, le travail du dimanche dans la grande distribution, ou encore le droit à la déconnexion. Pour l’instant ce droit n’est qu’un slogan, il est même contradictoire avec le sens de la loi puisqu’il correspond à une réduction du temps de travail. Le contenu de ce droit va-t-il se traduire par une vraie réduction du temps de travail pour les salariés, ou est-ce un gadget ? Cela va dépendre du rapport de force sur le terrain.
Avez-vous été surprise par la ténacité du mouvement du printemps dernier, et son caractère multiforme – des Youtubeurs du collectif « On vaut mieux que ça » aux grèves, en passant par Nuit debout ?
Personne ne s’y attendait, mais c’est venu confirmer de nombreuses intuitions de l’Ugict (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens). On essaye toujours de comparer les nouvelles mobilisations aux précédentes, mais ça n’a pas de sens. Chaque période est porteuse d’innovations. Par exemple l’Ugict travaille depuis des années sur le numérique comme outil de mobilisation au service du mouvement social. Les réseaux sociaux permettent d’avoir une meilleure appropriation, une diffusion de l’information beaucoup plus importante, et de contourner le verrouillage médiatique. Ce qui s’est passé lors des révolutions du Printemps arabe en 2011 en témoigne. Ce sont les mêmes ingrédients qui ont joué dans cette mobilisation.
Le gouvernement a voulu faire un texte très volumineux et technique, qu’on ne puisse pas s’approprier. Mais on a construit la pétition pour le rendre concret. Nous sommes les experts de notre propre travail. Comme en 2005 lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen, on a débattu partout en France des syndicats, du vécu au travail, du code du Travail. Ça a été un formidable moment d’irruption du réel. C’est ce qui a fait la force d’ »On vaut mieux que ça ».
Nuit debout s’est greffé sur la manifestation du 31 mars pour essayer d’aller plus loin. Pourtant on a souvent mis en opposition les syndicats et Nuit debout. Cet antagonisme était-il réel selon vous ?
Dès le début du mouvement la stratégie du patronat et du gouvernement a été de nous mettre en opposition. On a d’abord essayé de nous faire croire que le code du travail ne protégeait que les insiders – ceux qui sont en CDI –, et que son assouplissement bénéficierait aux jeunes précaires. Mais les Youtubeurs d’ »On vaut mieux que ça » ont fait voler en éclat cet argument. Il est remarquable d’ailleurs que les plus précaires, ceux qui n’ont même pas de contrat de travail, se soient levés aux côtés des syndicats dès le début.
On nous a ensuite dit que la pétition contre la loi travail était virtuelle, qu’elle n’aurait pas d’effets sur le réel. Pourtant la manifestation du 9 mars a immédiatement témoigné d’un très haut niveau de mobilisation, on a donc vu que c’est très complémentaire.
Enfin de nombreux commentateurs ont mis en opposition le monde du travail et les mouvements sociétaux, les syndicats et Nuit debout. C’est aussi un échec : Nuit debout a été lancée à l’initiative de François Ruffin, qui est très attentif au lien avec le monde du travail. Philippe Martinez s’est rendu à Nuit debout, et il a été très bien accueilli ; d’autres syndicalistes ont participé à des meetings à la Bourse du travail, sans problème. Il y a eu très peu de tension. Beaucoup de militants CGT sont allés aux Nuits debout.
François Ruffin appelait de ses vœux une jonction de classe entre les intellos et les prolos. Est-ce que pour vous c’est un objectif ?
Oui, même si nous ne le disons pas comme ça ! Pour nous, l’enjeu c’est de rassembler la classe du travail, au sens économique du terme, donc l’ensemble des salariés – ouvriers, techniciens, cadres – contre la classe du capital. Comme dans tous les mouvements, le patronat et le gouvernement ont tenté de les mettre en opposition.
C’est l’objectif de l’UGICT-CGT de travailler au contraire à créer des convergences en traitant les spécificités issues des rapports sociaux dans l’entreprise. Les cadres par exemple se retrouvent souvent pris entre le marteau et l’enclume : ils peuvent être à la fois opposés à leur direction, et se faire cartonner par le personnel d’exécution parce qu’ils sont jugés complices des directives qu’ils mettent en œuvre. Au prétexte de la responsabilité, ils sont muselés et souvent on leur dénie même dans les faits le droit de faire grève ou de se syndiquer. Nous nous battons pour obtenir un droit de refus, d’alerte et d’alternative, qui permette d’exercer pleinement sa responsabilité et de faire primer son éthique professionnelle.
Dans le cadre de la mobilisation, l’Ugict a pris de nombreuses initiatives pour permettre aux cadres de se mobiliser, la pétition a eu cette utilité, nous avons organisé la votation citoyenne, l’interpellation des parlementaires avec une plateforme numérique… L’enjeu, c’était de garder un mouvement largement majoritaire.
Pendant ces mois de mobilisation, la CGT a été accusée de tous les maux. On se rappelle notamment du Point qui l’avait comparée à Daech. Pourquoi a-t-on atteint ce degré de conflictualité sociale ?
Cela témoigne du verrouillage médiatique, et des enjeux démocratiques concernant la propriété des médias. Cinq milliardaires possèdent les titres qui font la pluie et le beau temps en France. De plus les journalistes n’ont souvent pas le temps de bien faire leur métier, de creuser ni de se spécialiser, ils reprennent donc les petites phrases et les éléments de langage élyséens. Pendant quatre mois, il y a eu des semaines à thème : CGT = casseurs, CGT = minoritaires, CGT = pas de proposition, etc. Cela illustre la violence de classe qui existe dans la société. La lutte des classes a changé, mais cette mobilisation montre qu’elle existe bel et bien !
Philippe Martinez a déclaré à la Fête de l’Humanité lors d’un débat avec Régis Debray : « La CGT n’est pas machiste, mais il y a trop de machos à la CGT ». Est-ce un diagnostic que vous partagez ? Comment lutter contre cela ?
La CGT n’est pas machiste, heureusement, elle est clairement pour l’émancipation des femmes et les droits des femmes. Dans l’histoire du mouvement ouvrier, le combat de classe a longtemps été jugé supérieur au combat pour l’émancipation contre les discriminations. Ce n’est plus le cas à la CGT, où nous savons qu’il faut mener ces combats de front. Cependant, il ne faut pas se mentir. Le sexisme, c’est comme le nuage de Tchernobyl : je ne vois pas pourquoi il s’arrêterait à l’entrée de la CGT.
Pour mener le travail en interne nous diffusons un guide pour aider à mettre en œuvre nos orientations au quotidien. Il sera suivi de formations. Il s’agit d’encourager à accompagner les femmes en responsabilité, de s’intéresser aux problématiques spécifiques des femmes, de bannir les blagues sexistes et la violence sexuelle.… Nous avons lancé en février dernier une campagne pour l’égalité femmes/hommes au travail, et pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles qui restent tabou.
En octobre prochain, l’Ugict interpellera sur la situation spécifique des femmes cadres, qui sont soumises à une pression et une culpabilisation permanente : si elles choisissent de s’investir dans leur carrière, on les fait passer pour de mauvaises mères. De l’autre côté, quand elles réduisent leur temps de travail pour s’occuper de leurs enfants, on leur fait bien comprendre qu’elles ne devront s’en prendre qu’à elles-mêmes si elles n’ont pas fait carrière. La parentalité est une question de société qui ne doit pas reposer seulement sur les femmes : l’enjeu, c’est de réduire le temps de travail des hommes comme des femmes !
Ce travail pour l’égalité femmes-hommes à la CGT a-t-il fait ses preuves ?
Nos chiffres sont fragiles, ils peuvent reculer vite. 37,5% de nos syndiqué-e-s sont des femmes. Ça progresse mais c’est faible. On est l’une des organisations syndicales avec le moins de femmes syndiquées, car notre implantation historique est plutôt dans des secteurs à prédominance masculine. En revanche, la CGT est la seule organisation syndicale dont la direction est paritaire depuis 15 ans, on fait donc un gros effort à ce niveau là. Je partage cependant tout à fait ce que dit Philippe : le fait que nous soyons la première confédération avec une direction paritaire ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
{"type":"Banniere-Basse"}