Des milliers de départs de feu se sont déclarés en Amazonie, le poumon de la planète. La philosophe Joëlle Zask, autrice de Quand la forêt brûle, analyse ce phénomène qui nous impose de repenser notre rapport à la nature.
La plus grande forêt du monde brûle. Depuis le mois de juillet, des milliers de départs de feu ravagent l’Amazonie, au Brésil, où les feux de forêt ont augmenté de 83 % depuis le début de 2019 par rapport à l’année précédente. Comment expliquer ce phénomène de “mégafeux”, qui se multiplient de manière inquiétante depuis quelques années ? La philosophe Joëlle Zask s’est penchée sur cette catastrophe écologique dans Quand la forêt brûle, penser la nouvelle catastrophe écologique (éd. Premier Parallèle). Entretien.
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Des incendies d’une ampleur exceptionnelle ravagent l’Amazonie en ce moment. C’est un phénomène qui se répète depuis quelques années, qu’on a appelé “mégafeux”. En quoi est-il nouveau ?
Joëlle Zask – Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur de ces feux de forêts, le fait qu’ils ravagent des étendues beaucoup plus vastes qu’auparavant, leur intensité et leur récurrence. Les forêts ne peuvent plus se régénérer. Un rapport récent signale qu’au moins 50 % des surfaces incendiées sont plongées dans un état irréversible. On est sorti du régime des feux traditionnels, d’entretien, saisonniers, pour entrer dans un régime de mégafeux. C’est un terme qui est apparu en 2015 et qui désigne aussi un phénomène dont nous ne comprenons pas bien le comportement. Il a cette caractéristique effrayante qu’il est proprement inextinguible. On a beau déclarer la guerre au feu, on ne la gagnera pas. Ils sont à une telle échelle qu’aucun moyen technique, humain, fondé sur des stratégies guerrières, ne peut en venir à bout.
Qu’est-ce qui provoque ce phénomène et sa répétition ?
C’est le résultat de deux attitudes opposées et en même temps complices. D’un côté, évidemment, il y a l’ensemble des activités industrielles qui s’inscrivent dans la logique d’une domination, d’une exploitation, d’une instrumentalisation de la nature, voire de sa destruction totale. Le réchauffement climatique est dû à des activités polluantes et destructrices de la biodiversité et de la capacité de la nature à se régénérer. C’est cette logique qui nous pousse à imaginer que, grâce à d’autres moyens techniques, grâce à un autre complexe industriel, à une inventivité technocratique et militaire, on pourra en venir à bout.
De l’autre côté, il y a une vision onirique de la nature, idéaliste, selon laquelle il faut restituer la nature à elle-même en supprimant l’intervention humaine. On trouve là l’idée que les usages traditionnels du feu, la présence des populations indigènes dans les forêts, sont la source d’une dégradation forte de l’environnement naturel, d’une dépréciation esthétique et même le signe d’une arriération mentale. Le doute qui pèse sur le recours saisonnier au feu explique que les forêts soient désormais encombrées de combustibles, et qu’elles se transforment en torches à la moindre étincelle. Ce qui provoque les mégafeux, c’est donc d’un côté la crise climatique, la sécheresse, l’augmentation des températures et de l’autre l’abandon des forêts. L’ignition de la forêt amazonienne n’est pas un hasard.
En réaction, Bolsonaro a accusé sans preuves les ONG d’avoir provoqué ces incendies pour attirer l’attention. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Cela montre à quel point tout cela est politique. Quand des incendies ont ravagé la Sibérie, Poutine a d’abord dit qu’ils étaient naturels et finalement qu’ils avaient été déclenchés par des activités forestières illégales. Au moment de Paradise et Camp Fire en Californie, Trump a accusé les forestiers américains. Bolsonaro a la même attitude : une réaction de déni, négationniste.
Qui sont les véritables responsables ?
C’est toute une culture qui est responsable. Ces cinquante dernières années, les gros pollueurs ont évidemment une responsabilité. De même que la logique de l’exploitation industrielle de la forêt, qui est dramatique. L’inaction des politiques vis-à-vis des acteurs les plus déterminants par rapport à la crise écologique est aussi responsable, comme le disent bien les jeunes qui marchent pour le climat.
Quand Notre-Dame a brûlé, le monde entier s’est ému, en a parlé. Quand c’est l’Amazonie, les réactions sont plus mitigées. Pourquoi ce contraste ?
Cela s’explique par la vulgate selon laquelle les feux sont bons pour la forêt et qu’il ne faut pas s’en inquiéter. Cette intoxication empêche de voir ce qui se passe. Des années 1910 aux années 1980, les usages traditionnels du feu ont été interdits. Pour justifier qu’on en finisse avec cette politique d’interdiction, des analyses expliquant que les forêts sont acclimatées au feu ont été publiées. C’est ce qui explique cette croyance. De plus, ceux qui font l’information sont plutôt des gens des villes. Ce phénomène est donc perçu comme quelque chose de lointain.
Vous parliez des jeunes qui se mobilisent. Faut-il qu’ils se saisissent davantage de cette question ?
Ils le font déjà en partie. Alexandria Villaseñor était à Paradise en 2018 (cette ville de Californie a été réduite en cendres par l’incendie de Camp Fire, ndlr). Suite à cela, elle a commencé à protester tous les vendredis devant le siège des Nations unies. Elle a été une des actrices importantes de ce mouvement.
Apocalyptic scenes show a ‘firenado’ swirling amid a scorched part of Butte County in California, as the Camp Fire that forced thousands to evacuate rages on. Hundreds of firefighters are battling the blaze. https://t.co/ancYvmX8BX pic.twitter.com/5R53C4RB7y
— CNN (@CNN) November 9, 2018
Que peut-on faire face à ce phénomène ?
Il faudrait des réglementations rapides qui prohibent les plantations de forêts industrielles, qui sont des déserts boisés. De grosses multinationales polluantes se rachètent une conduite en disant qu’elles plantent des arbres, mais quels arbres ? Les forêts industrielles, ces usines à bois, sont d’une telle vulnérabilité qu’il faut les arroser de pesticides ! Elles brûlent sans limite et contribuent à ce moment-là au réchauffement climatique… La seule solution serait un changement culturel du rapport homme – nature. Il faut s’occuper de notre environnement, en prendre soin. Ce qu’on a fait en cinquante ans peut être compensé par des actions dans les trente ans qui viennent. Mais il faut faire vite. Le déchaînement des mégafeux produit une accélération de la crise climatique qui n’avait pas été prévu par les écologues.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, de Joëlle Zask, éd. Premier Parallèle, 180 p., 18€
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