Au moment où DSK risque la prison, enquête sur le traitement réservé aux délinquants sexuels par la justice américaine.
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Sur un peu plus de trois cents résidents passés ici depuis douze ans, seuls trente ont fini par quitter le centre. Soit on les a rejugés, soit, après des années de bonne conduite et de suivi thérapeutique, ils sont passés par un autre sas pour délinquant sexuel en réinsertion : les Secure Community Transition Facilities, des centres pour un retour sûr dans la société. Un de ces centres fonctionne sur l’île avec vingtquatre résidents, un autre sur le continent, à Seattle, dans une zone industrielle éloignée de tout arrêt de bus, jardin d’enfants, école primaire ou parc public.
Nous y allons : c’est une sorte de maison sans fenêtre, ultrasécurisée, coincée entre une autoroute et une voie de chemin de fer. Six délinquants sexuels y logent, pour eux l’ultime étape avant une éventuelle libération définitive. Tabitha Yockey, jeune et jolie femme noire qui s’habille en XXL, est la responsable du centre. “Le bâtiment a six chambres, nous dit-elle. Un espace de détente, quelques appareils de musculation et une cuisine où les résidents préparent eux-mêmes leurs repas.”
Dans l’espace détente, un résident s’est attablé devant un grand puzzle. Il ne nous regarde même pas. Nous n’avons pas le droit de lui parler : à lui de faire la démarche. Il ne la fera pas. Dans la pièce, un sapin de Noël : “C’est pour faciliter la transition vers une vie normale”, dit Tabitha. Il y a aussi vingt-quatre caméras, huit gardiens, des séances de thérapie et des règles rigides.
“Pour sortir, les résidents doivent nous soumettre une sorte de feuille de route. Ils nous disent où ils veulent aller, quand ils veulent y aller et ce qu’ils veulent faire dehors. Ensuite, nous nous réunissons le thérapeute, l’officier de probation et moi-même et nous décidons de valider ou pas la sortie.”
La sortie acceptée, un surveillant accompagne systématiquement l’individu. “Où qu’il aille, le résident ne sera jamais seul pour faire ses courses, rechercher un emploi et, s’il en trouve, sur son lieu de travail. Mais à distance”, précise la responsable. Depuis sa création en 2006, seuls huit détenus de l’île sont passés par cette maison de transition. Un seul a retrouvé une complète liberté. A Seattle, ces méthodes d’isolement répété tissent donc une double, voire une triple peine. La population n’y prête guère attention. Rares sont ceux qui critiquent le système. Parmi eux, la députée démocrate Sherry Appleton.
“L’existence de ce centre de transition n’est pas constitutionnelle. Si un délinquant commet un crime atroce, on doit le punir, et durement. Mais on ne peut pas le recondamner à la fin de sa peine de prison pour un crime qu’il pourrait commettre à l’avenir ! Cette peine au centre masque en fait une peine à vie déguisée.”
Des avocats aussi dénoncent ce système. Leslie Garrison et son cabinet défendent près de soixante-dix résidents de McNeil Island et du centre de transition : “Un quart des cas que nous avons n’ont rien à faire là-bas, affirme-t-elle. On pourrait les laisser en liberté conditionnelle. Sous contrôle d’un référent et avec des thérapies appropriées, ils referaient leur vie et coûteraient beaucoup moins cher aux contribuables. Les thérapeutes qui décident de leur avenir changent tout le temps et leurs méthodes d’évaluation aussi. Leur dernière trouvaille, c’est le ‘body parting’ (littéralement, le regard sur une partie du corps – ndlr). Ils considèrent qu’un simple regard sur un joli décolleté ou une belle chute de rein, chose banale pour tout homme normalement constitué, relève d’une déviance sexuelle ! Leur objectif, en fait, c’est de les asexuer, de leur dénier toute espèce de sexualité. Or une fois relâchés, ils se retrouvent confrontés à une société inondée d’images sexuées. Ce n’est ni sain ni efficace.”
Grosses lunettes, barbe taillée, cravate triste sur veste verte, Gary Friedman, l’aumônier, le visiteur de prison qui nous a mis en relation avec Gordon Michael Strauss, le criminel sexuel de McNeil Island, ne dit pas autre chose. Il côtoie au quotidien les détenus de l’île et ceux du centre et dénonce leur isolement. “On les coupe de tout contact avec le monde réel. On ne leur apprend pas à interagir en société ni comment se comporter normalement. – C’est dangereux ? – Très dangereux.”
Depuis vingt ans, Gary Friedman fait venir dans la synagogue de Seattle d’anciens délinquants sexuels membres de la communauté juive. Il les aide à trouver un logement et un emploi.
“Au début, quand j’ai annoncé à la synagogue que nous allions accueillir et encadrer d’anciens délinquants sexuels, les visages se sont crispés et on m’a critiqué. J’ai demandé qu’on me laisse une chance et ça a marché.”
Avec plus de quatre-vingts anciens délinquants sexuels aidés, écoutés puis mis à contribution pour aider à leur tour la communauté juive, Gary Friedman ne déplore que deux échecs. Réduire les récidives en évitant l’isolement : c’est aussi la méthode de Carol Clarke, une amie de l’aumônier. Cette grand-mère, en doudoune bleue, évangéliste de 72 ans, a choisi de louer des appartements qu’elle possède à d’anciens violeurs ou pédophiles.
En ce moment, elle en loge neuf. Dans une rue de Seattle, elle nous montre du doigt plusieurs maisons : “Dans celle-ci, il y a un délinquant sexuel. Dans celle-là aussi. Mais je ne le dis pas à tout le monde. Je ne mets pas un panneau lumineux avec écrit dessus : délinquant sexuel dans cette maison.”
En vingt ans, cette mère Teresa des délinquants sexuels a hébergé plus d’une centaine d’anciens détenus. Elle n’a jamais connu aucun problème. “Mais s’ils me déçoivent, là, je n’ai aucun scrupule. Je les chasse. Et si je les retrouve un jour dans le caniveau, je ne verserai pas une larme !”
Cette démarche originale a reçu le soutien de la police. “Les policiers savent qu’avec les délinquants hébergés par Carol, ils sont tranquilles”, nous dit Gary Friedman. Un policier de Tacoma, chargé de contrôler les délinquants sexuels, nous le confirmera.
Carol poursuit : “Je leur fais passer un test avant de les accepter. Rien de scientifique, juste mon impression au niveau des tripes. Je sens tout de suite si ce sont des gens bons ou pas. Un jour, l’un d’eux est venu me voir avec sa mère et m’a supplié de l’héberger. Je sentais que quelque chose n’allait pas. J’ai refusé. Un an après, il retournait en prison pour avoir violé trois femmes dont une laissée pour morte.”
Joel B., la trentaine, petit, trapu, un bonnet sur la tête, est l’un des neuf pensionnaires de Carol. Condamné pour attouchements sur une jeune fille de 12 ans, il a fait sept ans de prison et trois ans de liberté conditionnelle. Aujourd’hui, il doit s’enregistrer régulièrement à la police et reçoit pour sa réinsertion l’aide de Carol et de Gary. Pour gagner sa vie, il vend sur internet des T-shirts aux motifs colorés et des lampes en Plexiglas sur lesquelles il sculpte des paysages ou des scènes de la Torah. Il loue à Carol un petit deux pièces pour 450 dollars par mois.
Ailleurs, il paierait sans doute deux ou trois fois plus, car certains propriétaires, quand ils savent qu’ils ont affaire à des délinquants sexuels difficiles à loger, leur proposent des taudis à des prix astronomiques. “Très peu de propriétaires acceptent de nous loger, explique Joel. Carol prend soin de moi, je sais qu’elle m’aime bien et ça c’est un facteur stabilisant dans ma vie.”
– “Ça, ce sont ses oeuvres, dit Carol en pointant du doigt les lampes en Plexi de Joel. Il a du talent. – Vous ne le voyez pas comme un délinquant sexuel ? – Non. Pourquoi, je devrais ? Il a changé sa vie !, s’emballe Carol. Tout le monde a le droit à une nouvelle chance.”
Le Canada voisin applique une méthode similaire à celle de Carol depuis 1994. On appelle cela les Circles of Support and Accountability, les cercles de soutien et de responsabilité. Il en existe seize sur tout le territoire canadien. L’idée est la suivante : un groupe de citoyens, des volontaires choisis avec soin, prend en charge un délinquant sexuel à haut risque et l’aide à revenir dans la société. Au bout de sept mois d’essai, des thérapeutes et des officiers de probation décident si l’on peut prolonger la liberté conditionnelle ou l’assouplir.
Les études montrent que le taux de récidive des participants à ces groupes de soutien est de 70 % inférieur à celui de ceux qui n’y participent pas. Cent cinquante kilomètres seulement séparent le Canada de Seattle. Deux pays voisins, deux approches qui s’opposent. Chez les Américains, les initiatives de la dernière chance comme celles de Carol l’évangéliste et de Gary l’aumônier, la “God’s team” comme ils aiment s’appeler, sont des exceptions. La tendance reste à l’isolement des délinquants sexuels. Et que cet isolement soit extrêmement coûteux et se révèle moins efficace n’y change rien. Ces derniers mois, dix-huit Etats de plus ont choisi d’imiter le modèle de McNeil Island.
Olivier Ponthus
En partenariat avec L’Effet papillon, le magazine de l’international, tous les samedis à 12 h 45 sur Canal+, en clair.
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