Au moment où DSK risque la prison, enquête sur le traitement réservé aux délinquants sexuels par la justice américaine.
Officiellement, ce n’est pas une prison mais un centre de soins. En pratique, c’est un complexe de très haute sécurité. Des murs de 150 mètres de long, ponctués de miradors, caméras et barrières en tout genre. “On a des visiteurs !”, lance à la cantonade Cathy Harris. Nous entrons dans la salle de contrôle vidéo, le centre névralgique de l’institution.
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“Voilà pourquoi nous sommes sur une île, affirme Cathy. Il y a la mer autour que les gars devraient traverser à la nage s’ils voulaient atteindre le continent et faire de nouvelles victimes. Ici, nous contrôlons leur moindre mouvement dans le complexe. Tout ça pour protéger la société.”
Près de 190 caméras, 400 employés pour 280 “résidents”, comme on les nomme ici, des portes et des grilles qui s’ouvrent rarement : impossible de s’échapper. Nous arrivons au centre du complexe, une pelouse de 30 mètres sur 40 autour de laquelle marchent les délinquants sexuels. Des criminels violents, des attardés mentaux, des fous. Ils ne portent pas d’uniforme mais doivent toujours avoir sur eux leur badge violet avec leur nom et leur photo. Très vite, certains nous font comprendre qu’ils n’apprécient guère notre présence et encore moins celle de la caméra.
“Me filme pas avec ta putain de caméra ! Je ne veux pas être sur ton putain de film !”, lance agressif l’un d’eux qui passe dans notre champ.
Cette pelouse, c’est le seul espace ouvert auquel ils ont droit. Avec, un peu plus loin, un coin prière pour tous les cultes, y compris ceux des Indiens d’Amérique. Les résidents ont aussi une bibliothèque, une salle de musculation, un terrain de basket et un atelier de menuiserie. Cathy nous fait entrer dans le bâtiment B. Dans la salle commune, elle nous présente Patrick V., la soixantaine. “Vous voulez bien nous montrer votre chambre, Patrick ?”
La double peine
Patrick nous ouvre le chemin. Sa chambre se réduit en fait à une cellule de deux mètres sur trois, sans fenêtre. Un placard-penderie, une table d’angle, une chaise, un lit. Cathy, bienveillante, engage la conversation avec le détenu. L’homme est presque sourd et semble limité intellectuellement.
– “Avez-vous déjà pratiqué des attouchements interdits sur un enfant ? – Je l’ai fait, oui. – C’est là-dessus qu’on va devoir travailler en thérapie.”
Patrick acquiesce. Puis il raconte, calmement, que lorsqu’il se trouvait en liberté, ses voisins hostiles avaient empoisonné son chien. Pour leur échapper, il avait dû se réfugier au commissariat. Les policiers lui avaient alors proposé d’aller sur McNeil Island. Après avoir quitté Patrick, Cathy précise à voix basse avec un petit sourire entendu : “On arrive au centre après un long processus. Il ne suffit pas d’aller voir la police pour qu’elle vous y envoie. Patrick souffre de déficiences cognitives qui l’empêchent de penser comme nous…”
Après plusieurs années de prison, les détenus viennent ici vivre une double peine. En principe, le centre doit soigner leurs déviances sexuelles pour les relâcher ensuite. Mais seul un tiers des résidents accepte de suivre les différentes thérapies proposées. Ceux-là sont présentés comme les bons élèves du centre. L’un d’eux, ou plutôt l’une d’eux, c’est Laura McCollum, l’unique femme détenue du centre. Vêtue d’un pantalon bleu et d’un T-shirt imprimé d’un lion sous-titré “Jesus”, Laura accepte l’interview bon gré mal gré.
Cette femme d’une cinquantaine d’années incarne le bon exemple qu’on montre aux journalistes. Elle a rejoint l’île il y a six ans. Ancienne nourrice, elle-même agressée sexuellement étant enfant, elle a reconnu une quinzaine de viols (avec ses doigts et à l’aide d’objets), d’attouchements et de violences sur des enfants de moins de trois ans, même des nourrissons. Du lourd. Emprisonnée depuis seize ans, on lui a imposé plusieurs thérapies comportementales et médicamenteuses. Selon elle, ça a marché.
“Le séjour sur l’île m’a aidée. J’ai appris à tenir compte des autres et non plus de mes seuls désirs. – Si vous sortez demain, pensez-vous représenter encore un danger pour la société ? – Non, je ne pense pas, mais je devrai continuer à suivre ma thérapie. Il faudra que je prenne mes médicaments aussi.”
Au mois de mars 2011, une autre femme va rejoindre Laura. “Comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de femmes ici ? Les hommes seraient-ils plus disposés à… – Oubliez ce vieux cliché !, interrompt Laura. Les hommes ne sont pas plus disposés que les femmes à devenir des délinquants sexuels, croyez-moi ! Avant de me rencontrer, auriez-vous jamais imaginé qu’une femme soit capable de faire ce que j’ai fait ? Répondez honnêtement ! – Non, je ne crois pas. – Vous voyez : vous vous trompiez !”
La visite continue. Nous ne sommes pas autorisés à aborder tous les détenus. Les seuls accessibles sont ceux que l’administration a choisis pour nous, ou ceux avec qui nous avons prévu des arrangements. Gordon Michael Strauss est l’un d’eux. Grâce à l’intervention d’un chapelain juif orthodoxe, visiteur de prison, on a pu le prévenir de notre visite. Barbe blanche taillée façon ZZ Top, 1,90 mètre, casquette et perfecto, Gordon Strauss interrompt la visite en nous voyant débarquer dans son bâtiment : “Qui est le journaliste français parmi vous ?” Il nous demande de le suivre et nous nous éloignons du groupe.
« Ils peuvent faire ce qu’ils veulent de nous »
Nous voici en plein air, sur un banc de pierre. A trois mètres, une blonde, assistante de Cathy, surveille l’interview. Derrière nous, des corbeaux cherchent des vers dans la pelouse. Gordon a purgé une longue peine de prison pour le viol d’une femme il y a vingt-cinq ans. Puis un juge a estimé qu’il n’était pas apte à réintégrer la société. On l’a transféré ici il y a douze ans. Depuis des années, ce résident alerte régulièrement la presse sur les dysfonctionnements du centre.
“Vous venez ici et tout le monde s’en fout. C’est juste un grand trou noir dans l’espace, l’île du diable. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent de nous. J’ai le souvenir d’un détenu qu’ils ont gavé de sédatifs pendant des années ! Moi, ils m’ont refusé un traitement pour une maladie des poumons que j’ai contractée ici et dont je mourrai. J’ai les dents cassées et beaucoup d’entre elles se déchaussent. Ils me refusent les journaux, même sans images. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, ce n’est pas un centre d’accueil mais une prison. – Vous considérez-vous comme un prédateur sexuel ? Il sourit d’un air las. – Non. Je me considère comme un type qui a fait une erreur stupide dans sa jeunesse (un viol – ndlr), mais c’était il y a plus de vingt ans !”
Quant aux séances de thérapie, il refuse d’y participer. “Ils foutent les gens sous médicaments, les font parler de leurs fantasmes et tout ce qu’ils disent se retournera contre eux au tribunal. Un rapport fédéral de 2006 a démontré que ce système coûtait très cher, ne servait à rien et ne diminuait pas le risque de récidive.”
Ces arguments sont ceux de tous les opposants au système et d’abord des avocats des détenus. Cathy Harris n’y croit pas : “Je n’ai aucun doute quant à l’efficacité de nos thérapies. Oui, elles coûtent cher, 145 000 dollars par an et par résident (autour de 180 000 dollars selon les avocats qui s’opposent au système, contre 35 000 dollars pour un détenu classique – ndlr), mais cela vaut la peine. Tout le monde peut changer, devenir un contributeur de la société et non un débiteur. Nous savons les évaluer, mais si on ne respecte pas nos avis, c’est dangereux. Il y a trois ans, un résident a obtenu d’être rejugé grâce à ses avocats. Nous avions prévenu qu’il n’était pas prêt. La justice l’a libéré sans condition. Rapidement, il a récidivé. Il a violé deux femmes et en a tué une troisième.”
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