L’écrivain et journaliste défend son ami et caricaturiste, mort le 5 mai à Paris, rejetant les accusations d’antisémitisme dont il fait encore l’objet.
Mon vieux Bob, je rentre de Paris, Père-Lachaise puis cimetière de Montmartre, cette foule, cette musique, ces larmes, ces chants pour te témoigner notre affection. On a même entonné L’Internationale quand ton cercueil est parti, c’est dire…
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Nous étions des centaines, réunis autour de ta belle famille, à savoir quel homme généreux tu étais. Génial dessinateur, défonceur de portes fermées à triple tour, pamphlétaire prolixe, maître râleur : pendant soixante ans, dans tes livres, ta zone, les journaux que tu as créés et ceux que tu as portés, tu nous as éclairés, tu nous a emballés et tu nous as fait rire. Qu’est-ce qu’on s’est marrés !
Certains penses que tu n’as pas existé
Quand un artiste de ta stature se fait la malle, l’Elysée, Matignon ou – si le service est minimum – le ministère de la Culture se fendent au moins d’un communiqué genre “Le dessinateur Siné est mort aujourd’hui…” Même Cavanna y a eu droit. Là, rien. Dans les JT, on t’a ignoré. Ta réputation fait baisser les yeux aux speakers de la télé, aux ministres, aux ignorants et aux pleutres.
Certains pensent même que tu n’as pas existé. D’autres assurent que ce silence est une ultime distinction, le symbole d’une classe absolue et d’une liberté totale. Siné, le dernier anarchiste. Excuse-moi Bob, mais j’y vois aussi le signe d’une saloperie qui infuse. D’une rumeur que j’aimerais, ici, catapulter le plus loin possible.
Mon vieux Bob, il est bientôt minuit et j’en suis encore à me torturer pour trouver la phrase implacable qui clouera le bec à tes détracteurs. Ceux qui déversent leurs tombereaux de fiel à la télévision et sur les réseaux sociaux. Tu serais un antisémite de la pire espèce, une crevure, un ami de Josef Mengele et de Robert Faurisson.
Si j’écris cela aujourd’hui, c’est parce que je sais pour en avoir parlé avec toi que l’accusation d’antisémitisme te minait. Sylvie Caster te cite dans Libé (9 mai) : “Je suis brutal. Et ça ne m’étonne pas qu’on me foute sur la gueule. Mais antisémite, non. Ça me fout en l’air.”
Depuis ta mort, ils se sont déchaînés
Alain Finkielkraut est venu nous le cracher à une heure de grande écoute dans un talk-show de début de soirée (France 5, C à vous, le 5 mai). Il est le porte-étendard d’une armée belliqueuse et influente qui compte en ses rangs bon nombre de tes ennemis, BHL (contre qui tu as porté plainte), Philippe Val, Richard Malka (l’avocat de Charlie Hebdo et de Manuel Valls), Alain Jakubowicz, etc. Finkielkraut, à cette émission, affichait ses “preuves” contre toi, comme autant de flèches empoisonnées.
Depuis ta mort, ils sont déchaînés. Ils lisent tes mots en les tronquant, inventent des histoires et te prêtent des intentions que jamais tu n’as eues. Il n’y a aucune raison que la machine à salir s’arrête. Tu n’es plus là pour répondre. Malgré les conseils à la prudence de certains de nos amis, je m’y colle. Je le fais humblement. Sans haine et sans colère. Et j’espère précisément.
Ceux qui accusent Siné d’antisémitisme reviennent en général sur son éviction de Charlie Hebdo en 2008, suite à sa chronique sur le fils de Nicolas Sarkozy. Finkielkraut l’a lue à la télévision en insistant sur l’utilisation du mot “juive”. Jean Sarkozy vient alors de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Bob, en grattant ces lignes, n’a fait que reprendre une information parue dans Libération et qui n’avait suscité aucun émoi.
C’est Libé en citant un ami de Sarkozy (le député Patrick Gaubert) qui caractérise la religion de la jeune femme. Bob ne fera qu’ajouter ce minuscule appendice : “Il fera du chemin dans la vie, ce petit !” Je ne vais pas revenir sur la polémique. Ceux qui sont intéressés pourront se rapporter au chapitre de Mohicans (mon livre enquête sur Charlie Hebdo) où je décrypte la mécanique folle de l’éviction
Des distances prises avec Dieudonné et Alain Soral
Même Charb s’était opposé à Val sur cette accusation d’antisémitisme, assurant que Siné ne l’était pas, “sinon je l’aurais su”. Charlie Hebdo a été débouté par les tribunaux et condamné à verser 90 000 euros à Bob.
Quand les détracteurs de Siné ne parviennent pas à l’attaquer par ce biais, ils ressortent ses “liens” avec Dieudonné et Soral. Cet argument-là non plus ne tient pas. Bob a soutenu en 2004 la liste EuroPalestine aux européennes à leurs côtés. Rappelons que cette liste, très critique à l’égard de la politique israélienne, ne se présentait qu’en Ile-de-France et visait à instaurer la paix au Moyen-Orient. Elle a récolté 1,3 % des suffrages.
Bob a pris rapidement ses distances avec les deux animateurs des réseaux conspirationnistes. Le coup de grâce étant le soutien de Dieudonné à Le Pen puis évidemment à Faurisson. En 2004, ni Dieudonné ni Soral n’avaient encore glissé de l’autre côté de la force…
« L’affaire » Carbone 14
Mais les détracteurs de Bob ont de la ressource. A court d’arguments, ils brandissent une arme qu’ils jugent imparable. Une condamnation en 1985 pour “antisémitisme”. Gilbert Collard, le député frontiste, a été le premier à l’agiter, repris ensuite par Alain Finkelkraut. L’affaire est complexe et demande à ce qu’on s’y attarde.
Bob a été condamné en 1985 pour “provocation à la discrimination, à la haine et à la violence raciales”. Relevons que la loi nous interdit – en principe – d’évoquer cette condamnation, car elle a été amnistiée. Comme les ennemis de Bob exhibent cette histoire et en font la preuve définitive de son antisémitisme, crevons l’abcès et tentons d’aller à la source de cette affaire.
Bob est invité à Carbone 14, une radio libre en 1982. Carbone 14… Une radio foutraque où le principe de l’émission était de picoler au micro. Bob n’est pas le dernier à lever le coude. Surtout que c’était du whisky. La bouteille y passe. Il est face à Jean-Yves Lafesse qui démarre dans le métier. Nous sommes le 16 août 1982. Sharon et ses troupes viennent d’envahir le Liban. Les 60 000 soldats de Tsahal traquent l’OLP à coups de bombardements.
Beaucoup de combattants palestiniens – Arafat en tête – filent se réfugier en Tunisie. Des civils sont tués par centaines. Nous sommes un mois avant le massacre de Sabra et Chatila où ce même Sharon fera encercler les camps de réfugiés. Bref, c’est tendu. Une semaine plus tôt en France, six clients du restaurant de Jo Goldenberg ont été tués dans un attentat rue des Rosiers.
Plainte de la Licra et de l’association France-Israël
Voilà les propos de Bob rapportés cette nuit-là. Accrochez-vous, c’est du balaise, de la vanne pourrie, de l’antisémite chimiquement établi. Allons-y… “Je suis antisémite depuis qu’Israël bombarde. Je suis antisémite et je n’ai plus peur de l’avouer. Je vais faire dorénavant des croix gammées sur tous les murs… Rue des Rosiers, contre Rosenberg-Goldenberg, je suis pour… On en a plein le cul. Je veux que chaque Juif vive dans la peur, sauf s’il est pro-palestinien… Qu’ils meurent ! Ils me font chier… Ça fait deux mille ans qu’ils nous font chier… ces enfoirés… Il faut les euthanasier… Soi-disant les Juifs qui ont un folklore à la con, à la Chagall de merde… Y a qu’une race au monde… Tu sais que ça se reproduit entre eux, les Juifs… C’est quand même fou… Ce sont des cons congénitaux.”
La Licra et la très partisane Association France-Israël porteront plainte contre lui. Le lendemain matin, dessoûlé, Bob s’excusera : “Mes effets de provocation et d’humour au pénultième degré, que je manie d’habitude avec dextérité, étaient, cette fois, ratés et complètement odieux.” La Licra retira sa plainte mais pas l’association France-Israël dont l’avocat est le très actif chroniqueur de Valeurs actuelles Gilles William Goldnadel. Il obtiendra, après trois années de bataille, la condamnation de Bob.
Je pars de loin, mais j’aimerais vous convaincre que si le propos – si on le prend à la lettre – est antisémite, l’homme qui le tient n’avait pas une once d’antisémitisme en lui. Bob était un farouche militant pro-palestinien, un opposant féroce à la politique guerrière d’Israël. Même dans son interview à Carbone 14, même soûl, il prend la peine d’indiquer qu’il en veut aux Juifs qui bombardent et à ceux qui persécutent les Palestiniens. Le sous-entendu est “pas aux autres”.
L’argument est léger et insuffisant. Celui du degré d’alcoolémie également. Précisons que les propos retranscrits n’ont pas été dits d’un seul tenant mais sont le fruit d’une contraction et d’une discussion qui va crescendo dans la provocation et qui a duré de longues minutes. J’ai essayé de retrouver les bandes de l’émission. Elles ont visiblement disparu. Par contre, Jean-Yves Lafesse se souvient de la procédure judiciaire qui a suivi l’émission et de leur audition devant un juge d’instruction plutôt conciliant.
Un délire, une provocation, une caricature
“On était comme deux gamins dans le bureau du proviseur.” Il a surtout un souvenir précis de l’émission où ils étaient autour de trois grammes (d’alcool dans le sang) : “Bob n’était pas en état de réaliser que des gens pourraient le prendre au premier degré. Et moi, j’étais sans doute tellement convaincu et conscient qu’il était au énième degré que je prenais aussi les auditeurs pour des gens intelligents.”
On est ici dans un délire, une provocation, une caricature. Deux copains alcoolisés jouent aux antisémites et se tirent des bourres au micro d’une radio minuscule. Ils sont morts de rire. C’est du n-ième niveau. Rien de plus. Rien de moins. Une très mauvaise blague. A chacun de voir.
Pour moi qui ai côtoyé Bob, avec qui j’en ai parlé, qui ait pu – un temps – être troublé par les propos rapportés, mon ami n’était pas et ne sera jamais antisémite. Ceux qui l’accusent de l’être sont des gens qui n’ont pas fait l’effort de s’informer. Ceux qui le sont (informés) et qui continuent à jeter leur haine en pâture sont effectivement – comme je l’ai déjà écrit sur Facebook – des cuistres ou, pour certains, des salauds.
Bob, fauché en pleine vieillesse (sa dernière vanne), n’est plus là pour se défendre, mais nous serons nombreux à le faire. Vous faire encore une confidence qui a été révélée lors des obsèques au Père-Lachaise. C’était un argument imparable que Bob, par pudeur, n’a jamais voulu utiliser. Annick, sa première femme, décédée le même jour que lui, était juive.
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