Quatrième et dernier round de notre série de l’été sur les clashs ayant opposé des personnalités. Une semaine avant la sortie du film 120 battements par minute, comment l’apologie du sexe sans capote a divisé la communauté gay au tournant des années 2000. Un affrontement incarné par l’écrivain Guillaume Dustan et le fondateur d’Act Up-Paris, Didier Lestrade.
Proposition de sujet de philo : “Est-on jamais responsable pour autrui ?” Vous avez quatre heures. Une question éthique exemplairement illustrée par la violente polémique sur le bareback, le sexe sans capote, qui opposa deux leaders homosexuels au tournant des années 2000. D’un côté, Didier Lestrade, journaliste et écrivain, fondateur d’Act Up et du magazine Têtu, père de l’activisme LGBT à la française.
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De l’autre, Guillaume Dustan, de son vrai nom William Baranès, énarque défroqué reconverti en écrivain sulfureux amoureux des perruques, auteur de livres sous influence Guibert/Genet/Sade. Sur le papier, ces deux-là avaient tout pour bien s’entendre : ouvertement gays, séropositifs, charismatiques, amoureux de la musique (la house pour Lestrade, Madonna pour Dustan). Mais la manière d’envisager le sexe va les opposer.
Même plus peur
En 1996, avec l’arrivée des trithérapies, le sida n’est plus une condamnation à mort. Dans les esprits, le virus est désormais considéré comme une maladie chronique. Même plus peur. Dans la communauté gay, on observe un “relapse”, un relâchement autour de l’utilisation du préservatif. Et certains séropositifs revendiquent de plus en plus fort leur droit de baiser sans capote entre adultes consentants.
En pointe de ce mouvement, Guillaume Dustan. D’abord timide sur la question dans ses premiers ouvrages, l’écrivain finira par formuler et théoriser son renoncement au préservatif. Son créneau : puisqu’une vie avec le VIH est désormais possible, il faut célébrer le sexe pour en finir avec la conception d’une homosexualité porteuse de mort.
“Pour tout le monde, la responsabilité, c’est pour soi, pas pour les autres”
Dans une tribune publiée dans Libération (1) en octobre 2000, il écrit : “La capote (…) protège du sexe. Et elle y parvient si bien, que, comme chacun sait, (…) elle empêche toute pénétration assez langoureusement digne de ce nom (on débande, on ne sent rien).” Plus loin, il enfonce le clou : “Chez les pédés, ce n’est pas que (la capote) n’a plus la cote. C’est qu’elle ne l’a jamais eue. On en a mis, certes. Sous l’effet de la terreur. Pour ne pas crever. Quand on était séronegs. Mais une fois qu’on ne l’est plus, pourquoi, je vous le demande, continuer de s’emmerder ? Pour ne pas infecter d’autres gens. OK. Mais si ces gens savent à quoi ils s’exposent ? Je considère que, depuis la crise du sida, chacun d’entre nous est présumé atteint. Jusqu’à preuve du contraire. (…) Pour tout le monde, la responsabilité, c’est pour soi, pas pour les autres.” Une idéologie libérale, en somme.
Pour Lestrade, les propos de Dustan sont insupportables. Il est convaincu qu’il faut agir. Endiguer le phénomène avant qu’il ne prenne de l’ampleur. Lui qui s’est battu et construit dans l’activisme et la promotion du safe sex défend l’idée d’une responsabilité collective face à la maladie. Dans une interview accordée au magazine Têtu en 2004, il résume ainsi sa position morale : “Croire qu’on peut baiser sans capote parce que ça rend plus libre, c’est la preuve élémentaire qu’on se moque des autres, que la vie et la santé des autres ne sont pas très importantes. La liberté de baiser sans capote est un leurre parce que c’est quelque chose qui se paie très cher : la culpabilité, la honte, le remords, et tout un faisceau de sentiments que les défenseurs du bareback ne semblent pas prendre en compte.”
La jurisprudence Lestrade
Pourtant, malgré l’insistance de son fondateur, Act Up mettra un certain temps avant de condamner publiquement le bareback. Au sein de l’association, tout le monde ne comprend pas cette énergie déployée contre d’autres homosexuels. Une énergie qui, selon certains militants, aurait dû être employée à mieux analyser ces usages grandissant dans la communauté gay. Puis finalement, la jurisprudence Lestrade finit par être adoptée. Dans la douleur.
Dès lors, Lestrade va ériger un véritable cordon sanitaire autour de Dustan. Exhortant ses troupes à ne pas adresser la parole à l’auteur de Plus fort que moi. Lors de la Gay Pride de 1999, Act Up s’en prend frontalement aux barebackers dans une campagne d’affichage dont l’association a le secret et dont le titre est “Baiser sans capote, ça vous fait jouir ?” Elle y accuse nommément Dustan et son frère d’armes, Erik Rémès, de construire à travers leurs ouvrages “une petite religion de la prise de risques”. Les barebackers sont présentés comme des jouisseurs nihilistes, des criminels du sexe, en d’autres mots, de “mauvais pédés”.
En janvier 2000, une réunion publique organisée dans une boîte gay du Marais sur la question du bareback se transforme en pugilat anti-Dustan (2). Les membres d’Act Up, disséminés stratégiquement dans la salle, empêchent l’auteur de s’exprimer. Dans le milieu, certains perçoivent désormais la stigmatisation du bareback comme une tentative de contrôle de la sexualité des homosexuels. Et Dustan de hurler à l’atteinte à sa liberté d’expression. Tout cela aurait pu ne rester qu’une querelle de clocher entre homosexuels séropos et parisiens. Mais les médias se délectent de voir les gays, cette communauté si souvent présentée comme unie et solidaire, se déchirer au grand jour sur une question de santé publique aussi cruciale que le port du préservatif.
La guerre totale
Et Dustan adore passer à la télévision. Ça tombe bien, la télé l’adore. Ardisson et Beigbeder en tête. Non sans cynisme, les deux animateurs invitent régulièrement Dustan sur leurs plateaux, le présentant comme un provocateur libertaire. Quand Dustan est off, son double Erik Rémès assure la relève cathodique. Un soir de 2004 dans Tout le monde en parle, Rémès traite Lestrade de “fasciste”, de “Marine Le Pen des backrooms”. Ardisson jubile. Près d’un an auparavant, Act Up avait zappé (3) les locaux de l’éditeur de Rémès, les éditions Blanche. A chaque torpille émanant du camp Lestrade, Dustan répond par la surenchère. La guerre est totale. Passionnante.
Quand, en 2008, l’écrivain Tristan Garcia se saisit de l’affrontement Dustan/Lestrade dans son romanLa Meilleure Part des hommes, il fait du personnage de Didier Lestrade un amant de celui de Dustan, et surtout, celui qui lui aurait transmis le VIH. “Je me suis senti utilisé, avouera plus tard Lestrade (4). Je mène cette bataille pour la prévention, endossant le rôle de la râleuse morale gay, les gays me détestent pour mon courage, et c’est moi qu’on punit ? Je suis le dindon de la farce.” Derrière cette colère contre un livre, on note surtout une bonne dose d’amertume. Celle de ne pas être célébré pour son travail d’écriture autant que pour son travail de militant : “Guillaume Dustan et Tristan Garcia remportent des prix littéraires et sont publiés aux Etats-Unis. Et pas moi ! C’était moi qui étais supposé paraître dans Interview d’Andy Warhol !”
“J’ai déjà dit plein de fois que si Dustan était vivant aujourd’hui, on serait amis”
Un sentiment d’injustice que vient sans doute en partie réparer le film de Robin Campillo, 120 battements par minute (en salle le 23 août), qui s’inspire très largement de la vie de Didier Lestrade. Alors aujourd’hui, le militant ne veut plus parler de Dustan. Approché par Les Inrocks pour une interview, il décline : “Je n’ai rien contre votre journal (…) mais ça m’énerve qu’on revienne sans cesse sur cette affaire avec à chaque fois Dustan dans la position centrale. J’ai déjà dit plein de fois que si Dustan était vivant aujourd’hui, on serait amis.”
En 2017, on peut bien refaire le match. Fallait-il stigmatiser les barebackers ? Act Up a-t-il compris trop tard que les traitements allaient inexorablement changer les pratiques ? En faisant de Dustan son meilleur ennemi, Lestrade n’a-t-il pas offert à l’écrivain une pub d’enfer ? Chacun a un avis sur la questionmais une chose est sûre : cette guerre ouverte a été mémorable et a marqué toute une époque. Jamais deux homosexuels français aussi influents ne se sont affrontés aussi férocement, sublimement, sur des questions politiques et philosophiques.
La revanche de Lestrade
Depuis, Guillaume Dustan est mort, en 2005, chez lui, seul, d’une intoxication médicamenteuse. Didier Lestrade a quitté Paris et ses querelles pour s’installer en Normandie. Act Up, qui au lendemain de la mort de l’écrivain appelait à “oublier Dustan”, ne s’est jamais vraiment remis de cette polémique. Cet été, sur les écrans de cinéma, dans les librairies (avec la réédition de son livre Act Up, une histoire (5) ) comme dans la presse qui lui consacre nombre de portraits, Didier Lestrade aura finalement sa revanche. Il va peut-être enfin être célébré comme le Larry Kramer (6) français (son héros) qu’il a toujours rêvé d’être. Mais dans les soirées, les sexclubs, les chemsex parties, le porno ou sur Grindr, les rapports sans capote sont aujourd’hui omniprésents.
Le nombre de contaminations par le VIH chez les homosexuels se maintient toujours à un niveau élevé en France et les infections sexuellement transmissibles explosent. Dustan a gagné. Et il aurait adoré l’année 2017.
1. La tribune “La capote n’a jamais existé”, de Guillaume Dustan, publiée dans Libération, le 21 octobre 2000
2. In Génération trithérapie, rencontre avec des jeunes gays séropositifs d’Hervé Latapie, aux éditions Le Gueuloir
3. Chez Act Up, “zapper” consiste à faire une intervention protestataire
4. Dans “The French Connection”, une interview de Didier Lestrade pour le magazine Poz n° 171
5. Act Up, une histoire, de Didier Lestrade, ressort chez Denoël ce mois-ci
6. Larry Kramer est un activiste homosexuel et écrivain américain, auteur notamment de la pièce sur le sida The Normal Heart
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