Par désir inassouvi ou par ennui, certains se masturbent sur leur lieu de travail. Mais des toilettes à l’open-space, le plaisir en solitaire exprime aussi une forme d’insoumission quasi politique.
C’était il y a trois ans, mais Anna* s’en souvient comme si c’était hier. Un midi, cette jeune éditrice de 26 ans se plonge dans la lecture d’un manuscrit érotique qu’elle vient de recevoir. Excitée par le récit, elle aperçoit au même moment un jeune stagiaire – pour lequel elle éprouve une certaine attirance – passer dans le couloir. “C’était comme un gros gâteau au chocolat”, nous raconte-t-elle. Ni une ni deux, Anna part se masturber aux toilettes, en prenant bien soin de ne faire aucun bruit. Elle explique :
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“C’est venu très vite. A peine sortie, une assistante est entrée pour se laver les mains. C’était un peu étrange, avoue-t-elle. Mais les préjugés autour de la masturbation des femmes sont si forts que je pense que personne ne pouvait se douter que la jeune éditrice du deuxième était en train de se toucher dans les toilettes.”
Et d’ajouter : “Je n’ai jamais eu une attitude lubrique au travail et je ne supporterais pas qu’on ait cette attitude envers moi. En revanche, j’assume totalement d’avoir besoin de décharger mes pulsions quand il le faut.” Pourtant, ça sera la seule et unique fois qu’Anna se masturbera à son boulot. “Il fallait vraiment que je sois très excitée pour parvenir à me vider la tête des stimuli extérieurs et faire ça.”
Une activité auréolée d’un certain mystère
Si la baise au travail est en passe de devenir d’une banalité confondante, s’y masturber reste une activité auréolée d’un certain mystère. Preuve en sont les réactions mi-horrifiées, mi-intriguées de l’assistance lorsque l’on glisse le sujet au détour d’une conversation. “Mais pourquoi donc se masturberait-on au travail ?”, nous rétorque-t-on, des trémolos dans la voix.
Pourtant, ce sujet intéresse. Sur le web, les forums regorgent de fils de discussion sur le sujet. Sur Doctissimo, en 2010, un certain Esteban132 cherchait un soutien moral :
“La journée, quand je suis au bureau, je suis entouré de jolies collaboratrices toujours habillées très sexy, il m’arrive souvent de partir aux toilettes pour me masturber, je pense à elles et je m’imagine en train de leur faire l’amour. Après avoir joui, je retourne à mon bureau, j’ai comme un sentiment de honte, comme si elles se doutaient de quelque chose. Est-ce que ça vous arrive ?”
C’est bien souvent parce que l’on ne parvient pas à se départir du fantasme de son ou de sa collègue plaqué(e) contre la machine à café que l’on en vient à se caresser sur ses heures de boulot. A la tête d’une société spécialisée dans la vente d’articles de fête, Louise, 31 ans, est aussi et surtout une fan absolue de foot :
“Je fréquente des milieux très masculins, où l’envie de contact est permanente, mais comme je fais tout pour bien me tenir, ne pas transgresser les règles, je n’ai pas trouvé plus efficace que de me masturber dans des espaces où ces hommes se trouvaient également : au bureau et au stade. Je m’imaginais avec des collègues en train de faire l’amour, ou je regardais des vidéos de foot sur YouTube aux toilettes, ce qui me stimulait.”
Son “exutoire” dure cinq ans, à raison d’une à deux fois par semaine dans les toilettes, dans son bureau ou encore en salle de réunion, jusqu’à ce que l’angoisse de se faire griller la pousse à arrêter. “Quand je jouissais, je criais presque aussi fort qu’au stade après un but. J’ai eu peur d’être entendue. Ce qui était excitant est devenu un peu flippant.” Pour d’autres, c’est justement la peur de se faire prendre en flagrant délit qui motive le plaisir solitaire.
Par goût de la transgression
Sur Au féminin, autre agora de la sexualité en ligne, une certaine Géraldine confiait ce mois-ci se caresser très régulièrement sur son lieu de travail, “peut-être pour le danger d’être surprise, qui rend la chose plus excitante”. Et pas question ici de se réfugier dans les toilettes, “pas très confortables, ni idylliques” au regard de ce qu’elle considère comme un “moment spécial et agréable”. C’est donc confortablement calée dans le fauteuil de son bureau qu’elle glisse sa main ou son vibromasseur portatif dans son entrejambe.
En 2007, Lucie, alors âgée de 26 ans, est allée plus loin. Après avoir interviewé un homme politique “qui susurrait sur le ton de la confidence pour (la) chauffer”, la jeune journaliste se retrouve seule dans l’open-space de sa rédac avec un de ses collègues dont elle trouve le regard particulièrement “dévorant”. Assaillie d’images érotiques, elle attend qu’il s’éclipse quelques instants pour céder à l’appel du plaisir. “Je pensais à sa tête entre mes cuisses, à ses doigts qui écarteraient ma culotte pour se glisser en moi”, se rappelle-t-elle.
“Je pensais surtout que j’avais 20 secondes avant qu’il revienne. Le plus dur, c’est de reprendre discrètement sa respiration après.” Lucie réitère l’expérience à plusieurs reprises, parfois même avec ledit collègue dans la pièce, par goût, dit-elle, de la transgression. “On se retrouve dans un espace public, pas loin de personnes qui ne sont pas censées connaître notre intimité, et on se dit que ce n’est pas bien…”
Le boulot de plus en plus exploité par le porno
Braver l’interdit et basculer du côté de l’inapproprié sont les mécanismes récurrents de la fabrique du fantasme lié au travail. Depuis des décennies, les films X prennent un malin plaisir à s’approprier ces lieux par essence désérotisés pour en faire le cadre de scénarios sulfureux à base de rapports de domination, de curiosité mal placée et de figures familières comme la secrétaire, le stagiaire ou le patron.
“Etant souvent réalisé avec moins de moyens et moins de temps que le cinéma traditionnel, le porno tend moins à la subtilité et se replie sur des archétypes”, analyse Olivier Ghis, rédacteur en chef du Journal du hard de Canal+ et auteur du documentaire Zob in the Job (2014). Il ajoute :
“Le travail est un secteur très parcouru par le X car il est à l’origine fait pour dégager de la richesse, et cadré par une hiérarchie, et des impératifs d’efficacité. La sexualité vient tout bouleverser en y introduisant de la liberté, de la rébellion, voire de l’anarchie.”
Comparés aux années 60 et 70 où le plein emploi rassurait les employés, la peur du chômage et les impératifs d’efficacité et de rentabilité qui en découlent laissent peu de place à la distraction au travail, et rendent dès lors son utilisation comme cadre pornographique d’autant plus transgressive.
Qu’il prenne la forme d’une entreprise ou d’une boulangerie, le boulot se retrouverait, selon Olivier Ghis, de plus en plus exploité par le porno. “C’est un moyen de faire voler les barrières”, assure-t-il. Autrement dit, une bonne façon de prendre son pied. Certaines camgirls, comme SexyOfficeGirl qui compte 185 000 fans sur Chaturbate, se filment en train de se masturber depuis des lieux de travail fictifs. “Même si tout le monde sait que ces lieux sont faux, ça fonctionne, car l’imagination suffit à recréer l’interdit de la situation et donc à provoquer l’excitation”, analyse Stephen des Aulnois, rédacteur en chef du site Le Tag Parfait, site consacré à la culture porn.
Témoin d’une désobéissance frondeuse, d’une insoumission quasi politique, la masturbation au travail reviendrait à adresser un doigt d’honneur au culte de l’entreprenariat et au sacro-saint capitalisme. “On passe trop de temps au travail ! Le jour où l’on passera aux 32 heures hebdomadaires sans perte de salaire, promis j’arrêterai de me caresser au bureau”, s’amuse Lucie.
Se branler pour passer le temps
Outre son caractère inapproprié, la branlette au boulot dérange en tant qu’aveu d’ennui, voire de paresse. Interrogé par nos soins en 2013, le psychiatre Patrick Lemoine, auteur de S’ennuyer, quel bonheur (Armand Colin, 2008), dressait un pont entre la question de l’ennui et celle de la masturbation : “Si l’on n’a rien à faire de ses dix doigts, on risque tout simplement de les utiliser pour se masturber.”
Se branler pour passer le temps : c’est la ligne de conduite qu’a embrassée Benjamin l’été de ses 19 ans. Embauché comme valet de chambre dans un palace en bord de mer, le jeune étudiant se retrouve confronté à la période creuse du mois de juin. Comment s’occuper une fois la totalité des chambres passées au peigne fin ?
“Il ne fallait pas être surpris en train de ne rien faire, le leitmotiv de l’établissement étant de montrer à la clientèle que le personnel est toujours actif et donc potentiellement à son service, explique-t-il, mais faire semblant de bosser devient vite un calvaire.” Un jour, à court d’imagination, Benjamin s’isole aux toilettes avec quelques magazines porno récupérés dans la chambre qu’un client venait de quitter.
“Et voilà comment j’ai commencé à me masturber sur mon lieu de travail. Comme une façon de tuer l’ennui.” Bien vite, le jeune employé y prend goût : “C’était devenu un moment important de la journée, comme une récompense pour avoir réussi à lutter contre l’ennui mortel de ces longs après-midis.”
Au même moment, la température ne cesse de grimper : les avances de clientes fortunées se multiplient, jusqu’à cette Américaine qui l’empêche de sortir de la chambre, fait tomber le peignoir et file dans la douche. Puis vient la femme de chambre d’une quarantaine d’années qui, accablée par la chaleur estivale, prend l’habitude de déboutonner légèrement son chemisier dans les parties communes une fois la journée terminée. “Je fantasmais beaucoup sur le fait d’avoir des relations sexuelles pendant le service, admet-il, mais pendant les périodes de rush, je ne me masturbais plus du tout.”
L’histoire de Thibault, conseiller en fusion-acquisition, est similaire. En 2007, à l’âge de 23 ans, le jeune homme effectue un stage chez son employeur actuel. Il traverse une période de célibat et s’ennuie profondément au bureau. Il précise :
“Je me suis donc mis à dragouiller pas mal sur internet et par textos, notamment avec des filles de ma promo.”
Excité par ces échanges bourrés de sous-entendus, Thibault se soulage aux toilettes, après avoir vérifié qu’elles étaient désertes. “C’était un peu glauque. Au bout de la troisième fois, je me suis trouvé ridicule.” L’anecdote de Louis, 33 ans, remonte elle aussi à une dizaine d’années. Pour filer un coup de main au père d’un ami qui ouvrait un magasin, Louis monte plus d’une cinquantaine d’étagères Ikea en quelques jours.
Le travail est “chiant et répétitif”. Le jeune homme est seul et s’ennuie. “L’idée m’a traversé l’esprit d’un coup. Je suis allé dans les toilettes du magasin toujours à moitié en chantier. J’ai fait avec la force de mon imagination. Simple, efficace, rapide, avec un petit sentiment de honte à la clé.”
Licencier pour recours abusif à la branlette au bureau
D’autres s’en tirent moins bien. Employé dans une boîte de conseils immobiliers, Tristan se souvient des frasques de son infortuné manager. En 2012, ce dernier se soulage dans les toilettes de l’entreprise, sans remarquer que les fenêtres, semi-transparentes, donnent sur la cour de l’immeuble. La rumeur se répand comme une traînée de poudre et, un mercredi, les salariés se retrouve dans la cour pour observer le branleur en pleine action, penché sur son téléphone.
Six mois plus tard, il quittait l’entreprise pour une autre société. “Depuis il a une réputation de merde sur tout le marché”, assure Tristan. Si l’employeur n’a pas à savoir ce que son salarié fait aux toilettes, il est en droit de le rappeler à l’ordre si ses absences sont trop fréquentes, ou trop longues, rappelle Angélique Lamy, avocate au barreau de Paris.
“Je reçois de plus en plus de salariés qui souffrent de bore-out ou syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui. Lorsqu’un salarié se retrouve dans cette situation, il doit impérativement en informer son employeur qui est tenu de lui fournir du travail. En revanche, en droit du travail, vous ne pouvez pas adopter une attitude incompatible avec celle d’un salarié lambda en prétextant ensuite que l’état d’oisiveté dans lequel vous étiez vous a contraint à envisager cette option pour occuper votre temps.”
Le risque étant de se faire mettre à la porte comme ce bon vieux Charlie Runkle (Evan Handler), de la série Californication, qui se fait licencier pour recours abusif à la branlette au bureau, caméra de surveillance à l’appui. D’après Angélique Lamy, une fois virés, peu d’employés osent contester la sanction devant les conseils de prud’hommes, par peur d’exposer leur intimité sur la voie publique.
Evacuer un trop-plein de stress
Et si, au-delà de l’anecdote sulfureuse et des risques encourus, la masturbation au travail s’avérait salutaire ? Certains avouent se caresser au bureau pour évacuer un trop-plein de stress, suivant le fameux mantra exposé par Matthew McConaughey au tout nouveau trader Leonardo DiCaprio dans une scène culte du Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) :
“Tu baignes dans des chiffres toute la journée (…), tu dois faire ronronner le moteur pour t’assurer que le sang circule et garder le rythme en dessous de la ceinture. Ce n’est pas un conseil, c’est une prescription.”
Comme d’autres prônent les vertus calmantes du cannabis, Charlotte, 32 ans, employée dans la santé publique internationale, se caresse pour améliorer ses compétences au travail. “Parfois, j’ai du mal à me concentrer, et je trouve qu’une des meilleures solutions est de se faire jouir. Quand les autres ont le petit creux de 4 heures, moi, je me masturbe aux toilettes.” Louis abonde : “Quand je me suis masturbé au travail, au final, c’était comme fumer une clope.” Le risque de cancer en moins.
Merci à nos deux modèles, Nataniel et Sara.
*Tous les prénoms ont été modifiés
{"type":"Banniere-Basse"}