Fêtes noires, fist-fucking, noblesse, vie dissolue… Dans les années 1970, ce dandy à la beauté fascinante a été l’amant des rivaux et génies de la mode d’alors : Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent. Marie Ottavi, journaliste à Libération, retrace sa vie dans un livre.
“Le diable fait homme avec une tête de Garbo”, “odieux”, “parfait”, dit Karl Lagerfeld dans le livre de Marie Ottavi, Jacques de Bascher – Dandy de l’ombre, lorsqu’il évoque celui qui partagea sa vie pendant dix-huit ans. Décadent, sublime, De Bascher séduisait tous ceux qui croisaient son chemin, sans distinction de sexe. Et c’est en 2014 que sa figure a ressurgi à travers deux films consacrés à Saint Laurent (l’un de Bertrand Bonello, l’autre de Jalil Lespert). Il inspira au couturier, alors compagnon de Pierre Bergé, une passion dévorante qui venait matérialiser sa rivalité avec le “kaiser”. Comète fulgurante, De Bascher n’aura brillé qu’une décennie. Atteint du sida, il mourut en 1988. Comment dire une existence consumée en fêtes, orgies et drogues ? Dans son ouvrage, Marie Ottavi s’est attaquée à ce spectre splendide, en convoquant les souvenirs de ceux qui l’ont connu.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« C’était le plein emploi, la jeune création, la liberté, l’ivresse” Marie Ottavi
Comment raconte-t-on un personnage aussi dilettante, un dandy ?
Marie Ottavi – Au départ, c’est un peu vertigineux d’aborder un personnage qui n’a rien produit en dehors de lui-même. A l’échelle d’un livre, c’est complexe. Son dandysme s’est révélé à moi au fil des rencontres et des recherches. De Bascher a mis toute son énergie dans la fête. Mais il était observé, a fait partie de ceux qui dictaient les modes. Avec sa bande, ils se travestissaient, se préparaient deux jours à l’avance. Ils dansaient sur du disco au Palace. Cette excentricité et cette créativité, on les a perdues aujourd’hui. C’était le plein emploi, la jeune création, la liberté, l’ivresse… Je me représentais une sorte de courbe : une montée, jusqu’aux années 1970, puis la descente. Comme si tous ces gens étaient allés trop loin. Ils pensaient vraiment que ça allait durer toujours. Comment s’imaginer que tout ça pouvait disparaître ? En une poignée d’années, c’est une génération entière d’artistes, de créatifs, qui a disparu.
Est-il le produit de son époque ?
C’est l’archétype d’une époque. Il se donnait assez peu de limites. Il a vécu sans jamais vraiment travailler. Comme dit Lagerfeld, il était sans ambition et à l’époque, on pouvait peut-être se l’autoriser. La permissivité extrême, il la représente aussi à travers le Moratoire noir (une soirée SM noire et dure, qu’il avait donnée en l’honneur de Lagerfeld, à la Main bleue, à Montreuil – ndlr), son mode de vie. A cette époque, on ne s’affichait pas aisément comme homosexuel. Lui n’a jamais caché être le compagnon de Karl Lagerfeld, même si leur histoire n’est pas basée sur les fondements classiques du couple bourgeois, exclusif, moral.
Vous avez recueilli le témoignage de Lagerfeld, qui jusqu’à aujourd’hui avait refusé de s’exprimer sur De Bascher. Comment l’avez-vous convaincu ?
J’ai été persévérante et je pense que je suis arrivée au bon moment. On ne voit jamais Karl Lagerfeld deux fois sur le même sujet. C’est le cas ici. Il y avait un petit suspense car sans lui, ça aurait été très compliqué. Jacques de Bascher a laissé très peu d’écrits, sa voix n’est nulle part. Seul Lagerfeld possédait certains éléments biographiques. Personne d’autre n’a traversé les innombrables événements de sa vie.
Comment se sont passés les entretiens ?
Il est tel qu’en lui-même. C’est quelqu’un qui va très vite, qui a beaucoup de conversation, qui peut être cinglant, qui fait des aphorismes… Un des enjeux de ces entretiens, c’était de l’atteindre, lui. On a vécu l’émergence de certaines figures qui, à cette époque, ont pris le pouvoir et l’ont conservé. Le livre parle du moment où il travaille pour plusieurs maisons, puis entre chez Chanel. Il a soif de travail, il n’est pas dans la légèreté alors qu’il est entouré de personnes “pousse-au-crime”, comme il dit. C’est intéressant ce basculement entre sa figure et celle de Jacques.
Qu’est-ce qui les liait ?
La différence. Tout les oppose. C’est ce qui nourrit leur relation pendant dix-huit ans. Karl Lagerfeld est très lucide sur qui était son compagnon. Quand je lui ai demandé s’il avait été choqué des représentations qu’on avait faites de Jacques de Bascher, lui-même me répondait : “Il était cet homme vénéneux.” A côté de ça, c’était quelqu’un de très lettré qui aimait beaucoup la musique, qui avait une grande érudition. Pour Lagerfeld, il restera l’homme de sa vie. De Bascher lui manque. Il l’a dit. Il était très ému pendant les entretiens.
Pierre Bergé a refusé de vous parler de la relation qui unissait De Bascher et Saint Laurent.
C’est la seule personne fondamentale que je n’ai pas réussi à avoir. Il a du mépris pour De Bascher. Cette passion dévorante avec Saint Laurent restera clairement l’enjeu d’une division. Yves Saint Laurent et Karl Lagerfeld étaient amis de longue date, avant que n’intervienne Jacques de Bascher. C’était assez transgressif de la part de Saint Laurent d’aller sur ce terrain-là. Finalement, les deux créateurs n’auront pas travaillé ensemble, ils ne se seront plus compris dans leurs travaux, et ils auront fini leur vie à s’envoyer des piques par interviews interposées. Au sein même du milieu de la mode, c’est une aventure qui a ébranlé la maison Saint Laurent. Si Pierre Bergé était furieux à ce point, c’est qu’il a vu en Jacques de Bascher quelqu’un de démoniaque. Il ne faut pas sous-estimer les conséquences que peut avoir une passion amoureuse.
Jacques de Bascher – Dandy de l’ombre (Séguier), 296 pages, 21 €
{"type":"Banniere-Basse"}