Malgré quelques exceptions, la majorité des projets innovants en journalisme sont encore portés par des hommes blancs. Si quelques femmes arrivent à percer le plafond de verre, le manque de diversité ethnique dans les rédactions et les écoles de journalisme est encore criant.
Peut-on parler de “révolution numérique” en journalisme, si toutes les innovations sont portées par des hommes blancs ? C’est la question qu’a soulevée la professeure à l’école de journalisme de Columbia Emily Bell dans le Guardian la semaine dernière.
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L’immense majorité des nouveaux projets de journalisme en ligne (les installés Vice, Quartz, Politico, Buzzfeed, Grantland mais aussi les nouveaux projets à venir, First Look Media ou Vox Media) sont portés par des hommes blancs. Seule Arianna Huffington tire son épingle du jeu, elle qui a co-fondé le Huffington Post avec 3 hommes il y a 9 ans. Elle a depuis été nommée présidente et rédactrice en chef du ‘Huffington Post Media Group » lorsque AOL a racheté le pure-player,
Déjà lors de l’événement le Web 2013, trois jours de conférence sur l’innovation numérique, en décembre dernier à Paris, le constat s’imposait de lui même : quasiment aucune femme entrepreneur n’était invitée à parler sur scène. L’organisateur Loïc Le Meur le justifiait sans détour : “Je sais qu’il n’y a pas assez de femmes au Web13, et ça m’embête, mais on ne peut pas rendre ça artificiel.” Entendre : il n’y aurait pas assez de femmes chez les nouveaux entrepreneurs qui réussissent dans le numérique.
L’increvable plafond de verre
“Le milieu du journalisme est encore plus caricatural, car il y a une majorité de femmes journalistes et d’étudiantes dans les écoles de journalisme”, confie Alice Antheaume, journaliste spécialisée dans le numérique et directrice adjointe de l’école de journalisme de Sciences Po. Pourtant dans les hiérarchies supérieures, cela reste principalement des hommes.”
Un phénomène de “plafond de verre” bien connu des sociologues, qui transparaît notamment de manière évidente au sein des directions des pure-players français (des sites d’info ayant démarré sur le web). Rue89 a été créé par Pierre Haski et Pascal Riché, Slate par quatre hommes (Jean-Marie Colombani, Eric Leser, Jacques Attali et Johan Hufnagel), Atlantico par trois (Jean-Sébastion Ferjou, Pierre Guyot, Loïc Rouvin, Igor Daguier), Arrêt sur images et Médiapart respectivement par Daniel Schneidermann et Edwy Plenel. Du côté du Huffington Post, c’est Paul Ackermann qui occupe la place de rédacteur en chef, gérant plus le site qu’Anne Sinclair, nommée directrice éditoriale début 2012.
De nombreuses contraintes circonstancielles
Dans cette même veine, la nouvelle rubrique prometteuse du Monde.fr, Les Décodeurs, peut renvoyer une image assez stéréotypée du journalisme numérique innovant. L’équipe est composée de neuf personnes, dont seulement deux femmes. Samuel Laurent, coordinateur et porteur du projet des Décodeurs, l’explique par des contraintes circonstancielles :
« On ne pouvait pas recruter à l’extérieur. On a donc fait un appel interne, dans la rédaction, et sur les trois nouveaux postes créés dans l’équipe, deux sont occupés par des femmes. »
Selon lui, le fait que le projet soit porté par un homme blanc n’a pas d’effet d’exclusion auprès du public visé : “Notre but justement, c’est d’aller chercher des gens qui ne lisent pas Le Monde, les populations un peu plus exclues.”
Plus de “gap technologique” entre les filles et les garçons
Difficile de savoir quelle population sera touchée par les Décodeurs, mais une chose est sûre : bien que doucement, les mœurs évoluent. Camille Laville, professeure à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles et spécialiste des médias, en est persuadée :
“Aujourd’hui, les trois quarts des étudiants en journalisme sont des filles. C’est une génération montante de femmes qui va arriver sur le terrain du web. Pour moi, ce n’est qu’une question d’un ou deux ans. J’ai des étudiantes qui font de la stratégie marketing journaliste pour le web, des web documentaires ; il n’y a pas de ‘gap’ technologique avec les garçons.”
Et la professeure de citer les projets Well Well Well, “une revue bimestrielle pour les lesbiennes” lancée uniquement par des journalistes femmes et grâce à une opération de financement participatif particulièrement réussie (173 % de financement à la date du 17 mars), mais aussi le nouveau pure-player Cheek, lancé le 1er octobre 2013 par trois femmes, Julia Tissier, Faustine Kopiejwski et Myriam Levain.
N’y a-t-il pas également, et pour la première fois, une directrice à la tête du Monde : Nathalie Nougayrède. De son côté, la co-créatrice du Plus, Aude Baron, est aujourd’hui pleinement aux commandes de son pure-player. « Sans compter Blandine Grosjean, rédactrice en chef à Rue89, ou Dao Nguyen chez Buzzfeed France, qui ont des vraies responsabilités« , ajoute Alice Antheaume.
Un manque criant de diversité ethnique
Pour ce qui est de la diversité ethnique cependant, Camille Laville se montre moins optimiste. Celle qui enseigne en Belgique met en avant les différences avec notre voisin. « Il y a beaucoup plus une culture d’intégration qu’en France« , souligne-t-elle. « Cette absence de diversité, c’est propre à l’histoire de la France. » Même analyse de Samuel Laurent : « Il y a tellement d’effets de structure ici, c’est un phénomène très compliqué. Il y a beaucoup de préjugés, et pas de diversité. »
Selon Camille Laville, la surreprésentation des journalistes blancs est avérée dans les rédactions, également à cause du mode de sélection pour entrer en école de journalisme. Pour la majorité d’entre elle, elle invoque une “forte sélection par l’argent”, concernant les concours payants comme les frais de scolarités une fois le précieux sésame reçu (pour les élèves non boursiers), qui éloignerait une grande partie des minorités ethniques. “Il y a un évident passe-droit pour ceux qui ont un bagage culturel et financier”, résume-t-elle.
Elle met également en avant les bénéfices du système belge, où toutes les institutions sont publiques :
“Après le Bac, il y a un cursus de trois ans, puis n’importe qui peut s’inscrire en master de journalisme. Il y a beaucoup plus de diversité, c’est clairement un autre bagage.”
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