Depuis un mois, des militants féministes et LGBT mènent la fronde contre le système politique libanais. Un activisme inédit, qui prend ses racines dans le combat des femmes pour l’égalité.
Des lignes de femmes qui font bloc en se tenant la main pour empêcher l’intervention des forces de l’ordre. C’est l’une des images fortes renvoyées par les manifestations qui secouent actuellement le Liban. Depuis le 17 octobre, le pays du Cèdre est en effet le théâtre d’une vague de révolte d’une ampleur inédite contre l’appareil politique, jugé “corrompu”. Le 29 octobre, le Premier ministre Saad Hariri a démissionné, entraînant son gouvernement dans sa chute. Pas de quoi arrêter le défilé des centaines de milliers de Libanais qui, chaque jour, arpentent les rues de Beyrouth et des principales villes du pays. Parmi eux, des militants féministes et LGBT sont en première ligne.
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Lina Abou-Habib n’en revient toujours pas. “Je ne m’attendais pas à ça… Quand les médias interviewent des Libanais dans la rue, tout le monde parle des inégalités entre hommes et femmes. Nous, ça fait 20 ans qu’on parle de ce sujet”, témoigne-t-elle auprès des Inrocks. A près de soixante ans, cette figure nationale, féministe de la première heure, n’en est pas à sa première manifestation “malgré une phobie des foules”. Pour elle, les slogans ont changé : “Les gens demandent la démission du gouvernement, des élections anticipées, de récupérer l’argent de la corruption ET l’égalité des droits pour les femmes. Et ça, c’est inédit.”
“L’âme [de Nadine Jouni] a enflammé la révolte”
Pour le troisième dimanche de manifestations d’affilée, le 3 novembre dernier, un « dimanche de l’unité » historique était organisé à l’appel de collectifs féministes. Trois jours plus tard, mercredi 6 novembre, un nouveau rassemblement était organisé dans la soirée. Cette fois-ci, des femmes anonymes, éloignées des milieux associatifs, se retrouvaient bougies en main pour “apporter la lumière sur les ténèbres que nous vivons”. “Nous avons commencé à venir manifester comme tout à chacun”, nous raconte Dina Rahmé, une jeune activiste, “mais, très vite, c’est devenu important pour les femmes de montrer à quel point nous sommes à des années-lumière de l’égalité avec les hommes”.
Quelques jours avant l’éclatement des premières manifestations, une autre militante féministe, Nadine Jouni, mourrait dans un accident de voiture. Elle défendait bec et ongles le droit des femmes à obtenir la garde de leurs enfants. Pour Dina Rahmé, “elle continuait de s’insurger publiquement parce qu’elle ne pouvait pas voir son fils. Elle dérangeait trop de gens, elle a dû être tuée”. Si rien n’indique, d’après les médias libanais, que Nadine Jouni ait été assassinée, elle est devenue un symbole qui a émaillé les manifestations du pays. Son visage était dessiné, peint et photocopié sur les pancartes dès le premier jour de mobilisation. “Son âme a enflammé la révolte”, croit Dina.
Dès le début de la contestation, les femmes ont été aux avant-postes. D’après les témoignages recueillis par Les Inrocks, ce sont elles qui appellent à des rassemblements, elles qui sont les plus nombreuses, et elles qui ceinturent la foule pour éviter les débordements. Le 17 octobre, une femme est devenue le symbole des manifestants après avoir infligé un coup de pied au garde armé d’un ministre. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux, et son geste a été repris sur les pancartes des manifestants. Toujours dans la même veine, le quotidien arabophone le plus lu du Liban, An-Nahar, proposait une « Une » particulière le 31 octobre dernier : sur celle-ci, on pouvait voir écrit en noir une partie de l’hymne national libanais – “Nos champs et nos montagnes font des hommes vigoureux” -, le journal rajoutant en rouge la phrase “et des femmes” entre les mots “hommes” et “vigoureux”.
What a thoughtful gift from my husband … #نهارك @Annahar #لبنان_ينتفض #الثورة_انثى pic.twitter.com/lVhmHb79T5
— Larissa Aoun (@LarissaAounSky) November 7, 2019
>> A lire : Liban : une manifestante donne un coup de pied à un garde et devient le symbole de la révolte
Le système politique “discrimine les femmes”
Que les femmes prennent la tête du mouvement n’a rien d’étonnant aux yeux d’Aya Majzoub, chercheuse pour l’ONG Human Rights Watch contactée par Les Inrocks. “Les femmes au Liban naissent dans un pays gouverné par un système sectaire.” Depuis l’occupation française, qui s’est achevée avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, le système politique libanais repose sur un fragile équilibre entre dix-huit communautés religieuses. “Chaque communauté religieuse est régie par un statut personnel et des tribunaux différents sur les questions liées à des sujets comme le mariage, le divorce ou l’héritage. En enquêtant sur cette situation, on voit bien que tous, à des degrés divers, discriminent les femmes”, décrypte Aya Majzoub, qui, comme des milliers de femmes dans la rue, réclame un statut unifié.
Dans son adresse à la nation dimanche 3 novembre, le président Michel Aoun a entre-ouvert la porte à une telle réforme. Ce revirement inédit illustre bien la force des revendications féministes dans le pays. Reste encore l’une des inégalités les plus discutées au Liban : le droit des femmes à transmettre la nationalité libanaise à leurs enfants, jusqu’ici réservé aux hommes. Lina Abou Habib, proche de la campagne « Ma nationalité est un droit pour moi et ma famille » depuis des années, estime que le temps des réformes est venu : “C’est le premier vrai soulèvement au Liban et le droit à la nationalité est l’une des revendications principales.”
Women in #Lebanon are marching for their rights. Women have often borne the brunt of the country’s sectarian system, and a range of laws discriminate against and marginalize women. #لبنان_ينتفض https://t.co/f4uoJ3fmdQ pic.twitter.com/PGCromxueQ
— Aya Majzoub (@Aya_Majzoub) November 3, 2019
Comme nous le raconte la journaliste féministe Maya El-Ammar, “nous avons imposé nos revendications dans l’agenda politique. Désormais, il faut juste veiller à ce qu’elles ne soient pas noyées au milieu des autres demandes démocratiques”. A seulement 32 ans, elle parle d’un “gouffre générationnel” avec ceux qui ont une vingtaine d’années et qui mènent la fronde. “Eux n’attendent pas qu’un leader se dégage et leur donne des ordres. Ils descendent directement dans la rue, et savent manier les nouvelles technologies pour diffuser leurs messages”, estime-t-elle. “Les médias occidentaux commencent à exotiser ce qu’il se passe au Liban. Comme si les femmes étaient des créatures étranges qui viennent manifester pour la première fois”, s’insurge une féministe jointe par Les Inrocks. Pour Lina Abou Habib, ce qui est nouveau, c’est bien la réaction des Libanais. “Tout indique qu’il y a eu une prise de conscience collective : nous sommes en train de réaliser ce que nous avons en commun dans ce pays.”
“Entre deux slogans féministes, les gens chantent contre la transphobie et l’homophobie”
En outre, des dizaines de militants en faveur des droits des minorités sexuelles ont, dès le 17 octobre, directement sensibilisé la foule à leurs luttes. A l’image de Leah, professeur d’anglais et homme transgenre, qui, dès le mois d’octobre, a installé une tente pour la communauté LGBT. “C’est une sorte de safe space, avec des panneaux pour informer les gens sur des thèmes comme la transphobie”, nous indique-t-il. Toutes les personnes contactées par Les Inrocks abondent : le nombre d’insultes et d’agressions homophobes a diminué, les manifestants sont davantage bienveillants aujourd’hui. Leah se souvient d’un exemple concret : “Pendant des années, un slogan contre l’une des personnalités politiques les plus commentées du pays, Gebran Bassil, le qualifiait de « pédé ». La phrase a fini par disparaître de la bouche des manifestants, après que l’on est allé voir chaque personne pour lui expliquer en quoi ce mot est homophobe.”
“Entre deux slogans féministes, les gens chantent contre la transphobie et l’homophobie. Tout le monde n’adhère pas encore avec tous nos messages, mais, déjà, le ton a changé”, espère la journaliste Maya El-Ammar. “Certains sujets, comme l’interdiction du mariage des enfants ou celle des violences conjugales, mettent quasiment tout le monde d’accord. D’autres sont plus difficiles à mettre en place, comme la nationalité, le fait de pouvoir choisir son partenaire sexuel ou encore pour faire diminuer le harcèlement sexuel.” Pour Leah comme pour beaucoup de manifestants, le prochain objectif est de faire plier le reste de la classe politique libanaise, les parlementaires notamment. “Pendant plusieurs années, j’ai essayé de contacter le ministère de l’Intérieur pour parler du droit des minorités sexuelles. Personne ne nous a jamais répondu… Il faut qu’ils partent tous, sinon, malgré nos efforts, rien ne changera.”
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