A Istanbul, alors que les bars ferment les uns après les autres, le Bigudi, un ancien bar lesbien reconverti en « queer bar », reste ouvert, malgré les pressions. Dans un pays où la marche des Fiertés est depuis plusieurs années dispersée violemment par la police, son ADN “ouvert à tous” est une ode à la résistance. Rencontre avec sa fondatrice, Adar Bozbay.
Le DJ porte une brassière et un mini-short. Devant lui, un couple de garçons s’enlacent tendrement, quand une personne, le visage entièrement maquillé en blanc, se lance sur la barre de pole dance. Derrière, une jeune femme sirote sa bière en regardant d’un œil amusé la foule se déchaîner sur la piste.
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Il est 3 heures du matin et la Turquie semble bien loin. On se refile l’adresse avec un sourire entendu. “Y’a un bar super à Beyoglu. Faut être ouvert d’esprit. Et venir tard”. A Istanbul, alors que nombre de débits de boissons ferment, que les lieux festifs et « queer friendly » se comptent sur les doigts d’une main, le Bigudi fait office d’îlot de liberté.
Installé dans “la rue des bars”, près de Taksim, il est réservé aux connaisseurs : son nom est affiché discrètement à côté de la porte d’entrée. Il faut ensuite monter cinq étages pour y arriver.
“Je voulais un espace pour nous”
Dès l’entrée, la « couleur » est affichée. Un immense panneau détaille toutes les orientations bienvenues : “Androgyne”, “polyamoureux”, “fluide”… “Pendant dix ans, ça a été un bar réservé aux femmes, raconte Adar Bozbay, sa fondatrice. Puis, la terminologie LGBT évoluant en LGBTQ, puis LGBTQI +, je n’avais plus envie de mettre des étiquettes sur les gens. Après tout, qui suis-je pour dire à quelqu’un avec une moustache qu’il ne peut pas entrer ? Et s’il se définit autrement que comme un homme ?”
Le Bigudi, c’est son bébé. Voilà douze ans maintenant qu’elle tente de gérer ce minuscule établissement sur les hauteurs de la rive européenne, malgré les coups de pression du gouvernement.
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Il y a douze ans, Istanbul était encore effervescente et les noctambules passaient la nuit de toit en toit. Ça n’empêchait pas la police de passer une tête régulièrement au Bigudi. “On a eu quelques contraventions, pour tapage nocturne ou non-respect de l’interdiction de fumée. Un bar lesbien, en 2007 en Turquie, ce n’était pas commun”. C’est dire : même ses parents, au courant de l’orientation sexuelle d’Adar – elle se définit en tant que “femme queer” – ne comprennent pas bien le concept de “bar réservé aux femmes”.
“Ils se disaient que les femmes ne dépensaient pas d’argent dans les bars, vu que c’étaient les hommes qui payaient, sourit-elle. Ils avaient peur que je ne gagne rien.” L’idée lui est venue alors que, finissant l’université avec une amie, elles sortent prendre un verre. “Il n’y avait que des bars gays. Les seuls qui avaient des espaces réservés aux femmes devenaient mixtes en fin de soirée. C’est comme ça que je me suis dit que j’allais créer quelque chose pour nous.”
Une répression accrue
Encore toute jeune femme, Adar doit jongler avec la gestion d’un bar et l’identité transgressive de ses clientes. D’autant plus que le gouvernement ne prêche pas pour la tolérance. En douze ans d’ouverture, la condition des LGBTQI+ s’est même aggravée en Turquie. “La présidence des affaires religieuses [Diyanet, ndlr] a même dit que les queer étaient des psychopathes. La pride est réprimée. Ils ne veulent pas montrer des gens différents aux conservateurs, aux touristes…”
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Impossible en voyant Adar de deviner que cette femme, aux cheveux courts et vêtements passe-partout, est gérante d’un des bars les plus novateurs de la ville. “Je ne bois pas d’alcool, précise-t-elle en sirotant son café. Et à l’époque, je n’y connaissais rien ! Même pas le prix d’une bouteille de bière !” Mais elle ne baisse pas les bras. Les attentats permanents qui ensanglantent la ville et la politique toujours plus conservatrice du gouvernement touchent son bar de plein fouet. Mais elle tient bon.
“En 2015-2016, parfois on faisait des soirées avec même pas dix personnes. C’était très dur, reconnaît-elle. Et aujourd’hui, avec les taxes sur l’alcool et celles qu’on doit payer en tant que débit de boissons… Beaucoup de bars ont fermé.” Nous jetons un coup d’œil à la baie vitrée qui recouvre tout un pan du bar. Au 5e étage, la vue est imprenable sur les établissements voisins, d’anciens bars dansants, transformés en restaurants, en bars à chicha ou tout simplement vides.
“Tant que les femmes ou les Kurdes n’auront pas l’égalité, je continuerai”
Touche à tout, Adar est aussi auteure de plusieurs livres, réalisatrice de courts-métrages, et réalise un documentaire sur la romancière Asli Erdogan, emprisonnée puis exilée en Allemagne. Actuellement en plein montage, elle jongle entre les horaires d’ouverture de son bar et les séances sur son ordinateur, avec sa compagne, qui la seconde. “Asli est très importante dans la littérature turque, ses mots ont eu un vrai impact sur moi, explique-t-elle. Elle est considérée comme une ‘Turque blanche’ : elle n’aurait pas besoin d’écrire sur les Kurdes ou les prisons. Mais elle le fait, elle n’a pas peur. C’est inspirant”. Originaire de l’Est de la Turquie, dans les territoires kurdes, Adar revendique clairement son identité. “Oui je dis que je suis Kurde. C’est important d’être visible”.
Aujourd’hui, Adar est reconnue dans le milieu. “On a déployé un immense drapeau pour la marche des Fiertés”, dit-elle en brandissant son téléphone pour nous montrer la photo. Elle héberge aussi des ateliers drag kings, projette des documentaires et monte des ateliers-débats. “Si je n’avais pas à lutter, peut-être que je fermerais. Mais tant que les personnes queers n’auront pas l’égalité, tant que les femmes ou les Kurdes ne l’auront pas non plus, je continuerai.”
C’est peut-être la seule bonne nouvelle dans cette période noire pour la Turquie : que le Bigudi reste ouvert.
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