Coauteur d’une série documentaire diffusée sur Arte, Pierre Péan revient sur l’histoire de la mafia corse, très présente dans la vie politique française des années 1940 aux années 2000.
Comment naissent les mafias ?
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Pierre Péan – Le crime organisé se développe quand l’Etat et les différents pouvoirs reculent et créent ou laissent se développer des zones grises dans lesquelles il s’engouffre. La Mafia corse naît lors d’une campagne pour la mairie de Marseille en 1929. Pour sa candidature, Simon Sabiani fait appel à deux malfrats, le Corse Paul Carbone et le Franco-Italien François Spirito. A partir de là, la Mafia va infiltrer la République durant plusieurs décennies. Dans ce genre d’entente, tout le monde y trouve son compte.
Lors de cette campagne municipale à Marseille, Simon Sabiani s’affiche ostensiblement avec la Mafia corse. Il n’y a pas encore de caractère compromettant ?
C’est compromettant mais ce n’est pas encore perçu comme tel. Jusqu’aux années 1970, les liaisons avec la Mafia sont assumées. Après 1945, il faut bien comprendre que l’Etat est à reconstruire. Il n’y a plus de police ou de services de sécurité pour maintenir l’ordre. De nombreux mafieux deviennent agents du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) ou du SAC (Service d’action civique – police parallèle sous de Gaulle).
Pourquoi le régime gaulliste s’est-il autant appuyé sur la Mafia corse ?
Si tout le monde s’est déclaré gaulliste entre 1944 et 1945, le gaullisme politique n’a aucune structure, aucune représentation. Il n’est pas organisé. Pas installé dans l’appareil d’Etat jusqu’à la constitution du RPF en avril 1947, contrairement à la SFIO, au PCF et au MRP. Pour protéger le nouveau RPF, un service d’ordre comprenant des mafieux et des gens douteux est constitué. Et, après le coup d’Etat de 1958 mené par les généraux en Algérie, le pouvoir gaulliste, fragile, surtout face à l’OAS, recourt encore plus à des gros bras.
De sa constitution à la French Connection, Marseille a toujours été la capitale de la pègre corse. Comment l’expliquer ?
Jusqu’à une époque récente, les voyous corses ont fait leurs affaires en dehors de leur île. Cette sanctuarisation tacite protégeait leurs familles. Ils aidaient leur mère, construisaient de belles maisons pour préparer leur retraite. Marseille a été longtemps ce qu’on pourrait appeler la capitale économique de la Mafia corse.
Depuis la fin du XIXe siècle, Marseille est devenu le grand port de l’empire, permettant une liaison avec les nombreux Corses qui s’y sont installés pour fuir misère et pauvreté. Sa situation géographique était de surcroît idéale pour organiser les trafics d’opium venant d’Indochine, de Turquie, du Liban et destiné aux marchés d’Amérique une fois transformé en héroïne. A condition de contrôler les activités portuaires.
Après la Seconde Guerre mondiale, la CIA puis la DST se servent des frères Guérini pour lutter contre la “menace rouge” et briser la grève des dockers marseillais. La French Connection va profiter de ses complicités avec le pouvoir pour déployer sa toile. De la fin des années 1940 au début des années 1960, Marseille va approvisionner 90 % du marché américain et devenir la capitale de l’héroïne.
Comment le “milieu” a-t-il pu étendre son influence dans les colonies, et notamment en Afrique ?
La “Corsafrique” est le point de départ de mon intérêt pour la pègre corse. Quand j’ai posé le pied sur le continent africain en 1962, il y avait déjà des Corses. Grâce à leur réseau, ils ont su écouler leurs marchandises et se reconvertir légalement en tenant des hôtels ou des casinos. A partir de 1986, Charles Pasqua, au faîte de sa puissance, va les aider à s’implanter davantage dans des Etats africains. Les Corses vont devenir les faiseurs de rois de plusieurs élections en Afrique, et notamment au Gabon en assurant la victoire d’Omar Bongo en 1993. En s’assurant à chaque fois de fructueuses contreparties de la part du vainqueur.
La figure de Charles Pasqua traverse le documentaire. Aurait-il eu la même carrière sans la Mafia corse ?
Sans l’utilisation de sa “corsitude”, je ne pense pas qu’il aurait eu le même destin. Il a toujours joué à fond la carte de ses amitiés, mais ce qui est frappant c’est que personne n’a pu prouver qu’il en a tiré de l’argent. Charles Pasqua s’est toujours positionné en grand protecteur des intérêts corses.
Dans quel état est la Mafia corse aujourd’hui ?
L’apogée de la French Connection semble bien loin. Le système bipolaire qui lui a succédé avec Jean-Jé Colonna et le gang de la Brise de mer a volé en éclats à la fin des années 2000, avec la mort des parrains corses. Aujourd’hui, les clans sont plus hétérogènes et on ne peut plus vraiment parler de Mafia corse telle qu’on l’a connue.
A-t-elle encore des relais au sein du pouvoir ?
En 2012, l’État a prononcé les mots de “Mafia corse” et s’est décidé à lutter contre. Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls ont pris le problème à bras-le-corps sans se préoccuper des conséquences politiques. Contrairement à l’ex-patron du renseignement intérieur Bernard Squarcini qui, à force de vouloir rendre des services à ses amis corses, a visiblement dépassé la ligne rouge. Aujourd’hui, il peut encore y avoir des relais locaux mais ce n’est plus comparable avec ce que l’on a pu connaître.
Ce documentaire s’appuie sur l’une de vos nombreuses enquêtes (Compromissions, éditions Fayard, lire un extrait). Quel regard portez-vous sur l’évolution du journalisme d’investigation ? Regrettez-vous le manque d’enquête dans la presse française ?
Ce ne sont pas les journalistes qui sont responsables du manque d’investigation. Cette insuffisance est liée à l’évolution économique et technologique. Même dans les journaux qui ont encore de l’argent, les journalistes disposent de peu de temps. Moi, je suis un dinosaure qui passe du temps assis. Depuis les années 1980, j’ai assez d’argent pour travailler sans contraintes. Et à intelligence égale, quand vous passez dix fois plus de temps qu’un autre sur un sujet, vous avez plus de chances de trouver quelque chose. La base de mon système, c’est cela et le fait que je suis libre, que je n’ai pas peur de choquer.
Êtes-vous optimiste sur l’avenir de la profession ?
Je suis persuadé que l’économie de la presse telle qu’on la connaît est morte. C’est d’ailleurs incroyable que beaucoup de grandes enquêtes sortent dans des livres plutôt que dans des journaux. Comme je ne suis pas de nature décliniste, je suis persuadé que de nouveaux modèles apparaîtront.
Mafia et République série documentaire en trois parties de Christophe Bouquet, écrite par Pierre Péan, Vanessa Ratignier, Christophe Nick, à partir du 7 février, 20 h 50, Arte
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