Un rapport de l’Assemblée nationale rendu le 28 février évalue les politiques publiques de lutte contre le tabagisme. Entretien avec le député socialiste Jean-Louis Touraine, médecin de profession et co-auteur du rapport.
Vous déclarez dans votre rapport que le tabagisme est la « première cause de mortalité évitable » en France, environ 200 morts par jour. Comment en est-on arrivé là ?
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Et encore dans les 76 000 morts par an, et on ne compte par la morbidité, c’est-à-dire toutes les maladies causées par le tabac mais qui sont non mortelles. Si la France est bien placée en matière de santé curative, dès qu’on se compare en termes de prévention de santé publique, on arrive très loin derrière les pays du nord. Ce n’est pas inéluctable. C’est un problème de culture qu’on veut inverser.
La France serait une exception ?
Il y a un esprit français un peu impertinent. En Angleterre par exemple [où une personne sur cinq fume contre une sur trois en France, ndlr], pour interdire la vente de cigarettes aux mineurs, les points de vente affichent obligatoirement « NO I.D. NO SALE » (« Pas de carte d’identité pas de vente »). Les jeunes ne peuvent pas acheter. En France, les buralistes vendent systématiquement aux mineurs. A la rigueur, quand ils ont un cas de conscience, ils demandent : « est-ce que c’est pour ton père ? » Vous connaissez la probabilité pour un buraliste d’être contrôlé en France ?
Non.
C’est une fois par siècle.
Pourquoi comparez-vous la lutte contre le tabagisme et celle contre l’insécurité routière ?
Les impacts humain et économique du tabagisme sont considérables. Pourtant, on y met des moyens dix fois moins importants que pour l’insécurité routière qui fait 4 000 morts par an. Il y a quinze ans, la conduite sportive, on en rigolait. Comme toute ma génération, j’ai conduit à des vitesses excessives. Parce que c’était dans l’ambiance de faire ça. Désormais, même si on se fait pincer de temps à autre par un radar, on a changé notre façon de conduire. Il faut faire pareil avec le tabac.
Quelles seraient les mesures prioritaires à prendre ?
Il faut que les gens vulnérables, les jeunes et les femmes enceintes notamment, soient protégés. C’est quand même triste d’avoir en Europe le record de femmes enceintes qui fument. C’est prouvé que le bébé va avoir des séquelles. Pour les mineurs, par définition, c’est à nous de le protéger. Il faut donc aller contre la vente facile ou indirecte. Il y a des pays où quand un type offre une cigarette à un mineur, il est pénalisé.
Dernier point, pour aider ceux qui veulent arrêter, je préconise une prise en charge à 100 % de tous les moyens de substitution et de sevrage. Quand on essaye plusieurs fois par an, chaque tentative devra être remboursée. Il faut désormais considérer le tabagisme comme une maladie mortelle, pour au moins la moitié des personnes touchées. La sécurité sociale va y gagner. Au bout d’un jour d’arrêt du tabac, au point de vue probabilité, l’indice d’accident cardiovasculaire d’un fumeur chute. Comme un tas d’autres maladies d’ailleurs.
Vous estimez le coût social du tabagisme à 46 milliards d’euros par an…
On doit même dépasser 50 milliards d’euros par an si vous actualisez la dernière étude de 2006. Les maladies graves enclenchées représentent un facteur de coût beaucoup plus élevé que ce que rapportent les taxes sur le tabac. Et pourtant, cela traine toujours dans les idées des gens : « le tabac rapporte tellement à l’État qu’on ne va pas lutter contre« .
A propos, combien les taxes rapportent-elles chaque année à l’Etat ?
Entre 15 et 17 milliards environ. Alors que le seul coût des soins est largement au delà de 20 milliards.
Le prix d’un paquet de cigarettes est déjà constitué à 80% de taxes, pourquoi préconisez-vous encore « des augmentations significatives » ?
Ce que je dit c’est : soit vous augmentez les prix petit-à-petit et les fumeurs s’adaptent. Soit vous le faites par grandes marches d’escalier. L’effet est beaucoup plus dissuasif car les gens se disent : « ouh la, c’est quand même nettement plus cher, vaut peut-être mieux que je m’arrête de fumer« . Je préfère une hausse tous les trois ans de 15 % plutôt que 5% tous les ans.
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Si le tabac devient un produit de luxe, seuls les riches pourront continuer à fumer des cigarettes légales…
C’est philosophique, ça me pose un problème de se dire qu’on va gêner les populations défavorisées. Le type qui est chômeur, si vous lui montez le prix, il va se priver de choses essentielles pour pouvoir fumer. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il faille mettre uniquement l’accent là-dessus, mais agir par toute une série de mesures.
Par exemple faire en sorte que les médecins généralistes considèrent comme une priorité de faire arrêter de fumer leurs patients, avec des consultations spécifiques remboursées à 100% par la sécu. La hausse du prix est plus pertinente en Angleterre : eux sont moins envahis par les cigarettes de contrebande car, en tant qu’île, ils n’ont pas de frontières limitrophes avec d’autres pays.
Les douanes françaises disent attraper en moyenne 10% de la contrebande qui entre en France chaque année. N’est-ce pas un constat d’échec ?
En France, la contrebande représente 5% de la consommation totale, le commerce transfrontalier 15%. Les douanes doivent renforcer la lutte contre le trafic de cigarettes, sans moyens additionnels mais en changeant l’ordre de certaines priorités. Le tabac tue plus que l’alcool et les autres drogues réunies comme l’héroïne ou le haschich. Il faut mieux appliquer toutes les pénalités existantes, notamment sur les buralistes qui vendent à des gamins de 13 ou 14 ans.
Le rapport de la Cour des comptes sur lequel vous vous appuyez décrit l’influence des lobbies. Avez-vous été personnellement approché ?
L’industrie du tabac n’est visiblement pas très heureuse. J’ai évidemment déjà été contacté par des grands cigarettiers. Dans nos auditions réalisées fin 2012, les grands cigarettiers et représentants des buralistes se sont évidemment tous dits prêts à nous aider. On ne peut pas être dupe du fait que leur intérêt commercial est à l’opposé de ce que nous voulons. Si notre combat est efficace, évidemment, ils vendront moins. Il faut donc réfléchir à l’équilibre économique à leur procurer. Pour autant, la Cour des comptes a dit qu’en étant dédommagés d’une diminution de vente qui n’a pas eu lieu, nos buralistes devaient être les mieux lotis en Europe…
Vous préconisez également la diffusion d’un message antitabac avant la diffusion de films comportant « une séquence de valorisation du tabac ». Vous n’avez pas peur d’en faire un phénomène contre culturel à force de vouloir être pédagogue sur tous les tableaux ?
Pas du tout. Ce qui est problématique, c’est qu’il faudrait presque le faire pour tout les films. J’ai écrit à ce propos à Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, il y a plusieurs mois. Dans la moitié des films produits, on a l’impression que les acteurs fument deux à trois paquets par jour. Je suis pas du tout un fanatique. Mais autant c’est indispensable qu’un film sur Gainsbourg soit dans une atmosphère enfumée, autant souvent cela ne sert à rien.
Vous voulez moraliser l’art ?
Non, je suis contre l’ordre moral. Je donne simplement l’idée de la réflexion. Jamais je ne préconiserai une quelconque censure. Aux Etats-Unis, il y a eu des condamnations car certains acteurs étaient largement rétribués par des cigarettiers. J’espère que ce n’est pas le cas pour des acteurs français. Au niveau rationnel, on peut faire savoir à tous les metteurs en scène qu’ils ont une responsabilité très grave.
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