Le procès de France télécom et de sept anciens cadres de l’entreprise, dont son ex-PDG Didier Lombard, pour “harcèlement moral” et “complicité de harcèlement moral” s’est ouvert lundi 6 mai à Paris, suite à une vague de suicides de salariés il y a plus de dix ans. L’économiste spécialiste du travail Thomas Coutrot revient sur cette affaire et ses enjeux.
Lundi 6 mai 2019 s’est ouvert devant le Tribunal correctionnel de Paris le procès de France Télécom (Orange depuis 2013) et de sept cadres de l’entreprise, dont son ex-PDG Didier Lombard, pour “harcèlement moral” et “complicité de harcèlement moral”. Une vague de suicides entre 2007 et 2010 avait servi de révélateur d’un mal-être prégnant au sein de France Télécom à l’époque. En cause, dans la foulée de la privatisation de l’entreprise en 2004, la mise en place d’un plan de restructuration à partir de 2006, qui, selon le dossier judiciaire cité par France info, sera appliqué via “une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et les agents et à créer un climat anxiogène”.
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22000 suppressions de postes sans licenciement sont alors prévues, Didier Lombard affirmant à l’époque qu’il les “ferait d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte”. Le même Didier Lombard qui évoquera en 2009 une “mode des suicides” – formule dont il s’excusera le lendemain et qu’il a qualifiée de “faute grave” lors du deuxième jour de procès, à Paris, avec des explications jugées peu convaincantes par les avocats des parties civiles, voir ce papier du Monde.
39 cas de salariés reconnus victimes de « harcèlement moral » ont été étudiés dans le cadre de cette enquête hors-norme : parmi eux, dix-neuf se sont donné la mort, douze ont fait une tentative de suicide, huit sont tombés en dépression ou se sont mis en arrêt de travail. Et ce, alors même que la sonnette d’alarme sur ce qui a été qualifié de “management par la terreur” avait été tirée dès 2007 par plusieurs syndicats et experts. Depuis, cette affaire est devenue le symbole de la souffrance au travail. Nous avons souhaité interroger à ce propos le cofondateur d’Attac spécialiste du travail et membre des Economistes atterrés Thomas Coutrot, auteur au Seuil de l’ouvrage Libérer le travail, en 2018. Entretien.
Vous avez assisté au premier jour du procès France Télécom (voir le blog Mediapart de Thomas Coutrot). Qu’en avez-vous retenu et en quoi ce procès est-il hors norme ?
Thomas Coutrot – Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est le fait que les prévenus n’ont manifestement pas bien compris pourquoi ils étaient devant un tribunal. Leurs avocats ont demandé le rejet de 119 constitutions de parties civiles au motif qu’ils n’auraient pas la possibilité de rentrer dans le détail des 119 histoires des personnes concernées, et d’établir pour chaque cas la responsabilité éventuelle de leurs clients. Ils n’ont donc pas du tout compris que ce procès ne vise pas à juger des comportements individuels, mais une politique d’entreprise. Et ce, alors même que c’était pourtant très clairement expliqué dans l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction.
Il y a donc manifestement une incapacité de la part des grands dirigeants de comprendre que ce qui est en cause n’est pas leur comportement individuel, mais le système qu’ils ont mis en place et ses effets généraux qui impactent des personnes particulières. Par ailleurs, l’enquête des juges d’instruction s’appuie sur l’analyse de 39 cas très détaillés, il n’y a pas besoin d’en analyser 119 de plus pour caractériser un système.
Ensuite, il y a deux choses totalement hors normes dans ce procès. D’abord le fait que c’est la première fois que se retrouvent devant un tribunal pour harcèlement moral managérial – car il s’agit bien de cela – des dirigeants de l’un des principaux représentants du capitalisme français et du CAC40. Cela ouvre donc un précédent qui inquiète énormément le haut management des entreprises françaises. C’est tout à fait préoccupant pour eux : ils savent bien que ce qui s’est passé chez France Télécom se passe très discrètement, mais de façon très semblable, dans leurs propres entreprises. Il y a un grand risque que cet exemple du procès France Télécom serve de précédent pour d’autres plaintes et d’autres enquêtes. La deuxième raison pour laquelle c’est un procès hors norme est sa durée : plus de deux mois, des dizaines de témoins, plus de 150 parties civiles… C’est énorme par le volume même de faits et de méfaits qui vont y être exposés.
Les techniques managériales utilisées à l’époque par France télécom sont-elles isolées dans le monde de l’entreprise ?
Bien évidemment, elles ne sont pas du tout isolées. Pour rappel, Didier Lombard a été nommé “manager de l’année” en 2008 lors des “BFM awards” [un prix récompensant le “‘patron de l’année’ pour ses performances, sa stratégie et son activité au cours des mois écoulés”, ndlr]. La politique managériale de Didier Lombard avait au contraire un côté exemplaire pour les autres managers de l’époque. Il y avait par ailleurs une absence de retenue et une violence verbale, y compris donc dans les déclarations du dirigeant, qui ont pu, je dirai, convaincre certains managers locaux de se lâcher. Il y avait une dimension peut-être un peu paroxystique, extrême, à la violence qui a été mise en œuvre dans ce cas précis.
Mais quand on regarde par exemple ce qui se passe aujourd’hui à la SNCF, il y a là aussi un très grand nombre de suicides qui ont été rapportés récemment par les syndicats [près de 60 selon la CGT ou Sud Rail en 2017, ndlr] ou la presse. Si la direction de la SNCF n’a pas du tout le verbe haut et provocateur de Monsieur Lombard et de son équipe, les réformes qui se sont déroulées sans interruption à la SNCF depuis quinze ans ont de façon très claire le même type d’effets que ce qui s’est passé chez France télécom – et on peut dire cela de beaucoup de grandes entreprises.
A commencer par les grands groupes publics comme la Poste, la SNCF, EDF… où c’est d’autant plus violent pour les agents que le changement du management, la privatisation de droit ou de fait de ces groupes, percutent de plein fouet leurs politiques de service public.
Par conséquent, la situation est particulièrement difficile pour beaucoup de fonctionnaires ou d’agents du service public, qui voient leurs valeurs totalement renversées et niées par les nouvelles modalités de management. Mais on peut constater cette souffrance au travail, cette insécurité du travail – et ce même chez des gens qui sont en CDI et a priori pas menacés – dans toutes les grandes entreprises qui procèdent à des réorganisations permanentes. Voir ses conditions de travail, ses objectifs, les finalités mêmes de son travail emises en cause en permanence ramène à des situations de souffrances morales extrêmement difficiles.
Au final, ce procès est aussi celui de la souffrance au travail, phénomène que vous mettiez largement en avant dans votre dernier ouvrage, “Libérer le travail”, en parlant de travailleurs « harcelés, pressurés, déprimés, juste bons à [s’]endetter, à consommer et à polluer à outrance pour [se] sentir encore exister »… Pourquoi y a-t-il une telle souffrance au travail en France ?
S’il ne faut pas penser que France Télécom est un arbre isolé, la France n’est pas non plus un cas isolé. Le débat sur l’intensification au travail, les risques psychosociaux et la souffrance au travail est un débat international, qui touche aussi bien les pays développés qu’émergents, sous des formes certes différentes, qui dépendent des cultures nationales. Ceci dit, la particularité du cas français concerne surtout le spectre des services publics en voie de privatisation ou privatisés, ou gérés avec les techniques du privé.
C’est cette question de la dévalorisation du service public et de l’éthique du service public qui est sans doute une dimension plus prégnante dans le débat français par rapport à d’autres pays, où la culture des services publics nest pas aussi forte que dans la forme spécifique du service public à la française avec le statut de fonctionnaire, l’indépendance, la neutralité…
De quoi ces plans de restructuration récurrents des grandes entreprises sont-ils le nom ?
Nous avons un système managérial qui est sous domination du système financier, et qui est en permanence scruté, analysé, évalué par les cabinets de conseil en placement financier, par les agences de notation, par les fonds d’investissement… Et donc il y a une sorte d’obligation qui est faite aux managers des grands groupes industriels et financiers par le milieu de la finance : une obligation non seulement de performance financière, mais aussi de transparence et de démonstration que l’on est en sans arrêt en train d’optimiser ses structures et de maximiser leurs rendements.
Il s’agit de montrer aux investisseurs que l’on ne s’endort pas sur ses lauriers et que ce n’est pas parce qu’on a eu un rendement de tel pourcentage pour les actionnaires à un moment donné que l’on va arrêter de se restructurer pour garantir le maintien de cette performance-là. Tout cela est fait pour maintenir sa cote sur les marchés financiers, sa réputation. Il faut que ces entreprises aient sans arrêt des choses à dire sur leur façon d’améliorer leurs performances. Par conséquent, le bien-être des salariés n’est pas du tout pris en compte comme un paramètre important dans les prises de décision.
Quels sont les enjeux de ce procès ?
Je pense aux propos d’un des avocats de la défense à l’extérieur de la salle d’audience relatés par un journaliste du Parisien : le fait qu’il disait craindre qu’une “décision inédite” puisse rendre frileux les p-dg dans le cadre de plans de restructuration à venir. On voit donc bien que les entreprises du CAC40 regardent ce procès très attentivement, avec la crainte qu’une condamnation – même symbolique et surtout si elle ne l’est pas – puisse contribuer à rendre plus difficile le déroulement classique et jusque-là incontesté de ces restructurations permanentes.
Il y a aussi évidemment un enjeu psychique, humain, très important pour les salariés de France Télécom et les familles des victimes, en ce qui concerne la reconnaissance de souffrances passées. Ce qui est très important. Mais, plus important encore est l’enjeu de prévenir des souffrances futures, de ralentir ces processus, ce maelstrom de restructurations permanentes qui sont très délétères pour la santé mentale des salariés en France.
La critique de la “valeur travail” et du travail, bien que n’étant pas nouvelle, est très prégnante dans notre société actuelle. Comment analysez-vous cette remise en cause ?
Il y a un paradoxe. D’un côté, le travail reste une source d’identité sociale et de liens sociaux extrêmement importants. On voit bien que la santé mentale des chômeurs aujourd’hui n’est en moyenne pas bonne du tout. Travailler dans des conditions difficiles ou être au chômage sont deux cas extrêmement préjudiciables pour la santé. Il y a globalement une aspiration massive à avoir un travail intéressant et qui permet une reconnaissance sociale.
Mais, en même temps, il y a un rejet du travail tel qu’il est organisé aujourd’hui, avec même parfois une sorte de haine du travail, avec beaucoup de gens – et de jeunes notamment – qui ne supportent pas la perspective d’être pris dans ces injonctions contradictoires qui sont faites aux salariés. A savoir : à la fois engager leur créativité et subjectivité au travail, mais ce, au service d’objectifs totalement absurdes voire nuisibles, comme tout ce qui est marketing, publicité, contrôle du travail des autres, organisation des licenciements…
En somme, tout ce que l’on peut appeler les “bullshit jobs”, avec un sentiment d’inutilité mais aussi de nuisance. On comprend donc tout à fait qu’il y ait beaucoup de gens qui rejettent le travail, en tant que travail contraint, inutile, et source de souffrance. Ce double phénomène, à la fois l’aspiration à bien travailler mais aussi le rejet du mal-travail, explique la complexité de la situation.
Quelles solutions pourraient être avancées pour repenser le travail aujourd’hui ? Vous êtes par exemple partisan du “salaire à vie” théorisé par le sociologue Bernard Friot, avec une meilleure inclusion des travailleurs, quand d’autres préconisent la réduction du temps de travail, ou l’instauration d’un revenu de base…
L’essentiel est selon moi d’aller vers des formes d’organisation du travail et des entreprises permettant aux salariés, aux personnes au travail d’avoir un pouvoir sur la manière avec laquelle ils ou elles travaillent, et sur les finalités de leur travail. C’est ce que je nomme “libérer le travail”. Libérer le travail, ce n’est pas flexibiliser le travail à outrance, ce n’est pas faire du travail quelque chose de jetable, mais au contraire donner aux travailleurs un pouvoir sur l’organisation et les finalités de leur travail.
Par rapport à cela, il y a des formes de travail collaboratif qui se développent, y compris dans certaines PME tout à fait capitalistes où des patrons intelligents ont compris qu’ils pouvaient utiliser beaucoup mieux l’intelligence de leurs salariés, en la mobilisant plutôt qu’en essayant de la téléguider et de la contrôler à outrance.
Mais il faut surtout poser la question des finalités du travail. Et je reviens à ce que je disais tout à l’heure sur le pouvoir de la sphère financière : tant que le travail sera totalement subordonné à la question de la performance financière, tant que le pouvoir des actionnaires sur les finalités du travail restera dominant et total – aujourd’hui il n’y a pas d’autres finalités, y compris pour les entreprises du service public -, cela n’ira pas.
Il faut absolument remettre en cause cette obsession, cette finalité exclusive de la rentabilité financière, faute de quoi toutes les formes de travail collaboratif, autogouverné ou autoorganiséresteront des impasses. Car si on ne remet pas en cause la finalité du travail, il restera toujours dénué de sens pour les travailleurs eux-mêmes.
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