Depuis un an ce jeune youtubeur décrypte l’actualité politique et sociale d’un point de vue critique, avec sa chaîne « Osons Causer ». De « On vaut mieux que ça » à Nuit debout, portrait d’un médiactiviste nouvelle génération.
La légende familiale veut qu’à l’âge où il disait ses premiers mots, Ludo a demandé à sa mère si Mitterrand était de gauche ou de droite. Quand elle lui a appris qu’il était de gauche, le gamin a pleuré : “On m’avait dit que j’étais droitier !”, se marre-t-il ce 23 juin place de la Bastille, alors que le service d’ordre de la CGT-FO tient un conciliabule avant la dixième manifestation contre la loi travail.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La tête enturbannée dans un t-shirt rouge pour se protéger du soleil, chemise ouverte sur une poitrine velue, barbe de deux semaines et chaussures de marche usées aux pieds : Ludovic Torbey, 29 ans, tient plus du vagabond ayant sauté d’un train de marchandise au hasard d’un ralentissement, que du youtubeur au faîte de sa popularité. Pourtant, il est apostrophé comme le digne rejeton de Philippe Martinez : “Bravo pour le taf !”, “Merci pour ta dernière vidéo !”. “Ici, pour moi, c’est comme le salon de l’auto !”, ironise-t-il en souriant.
Des tracts-vidéos qui dépassent les 3 millions de vues
Du collectif On vaut mieux que ça à Nuit debout, en passant par les manifestations contre la loi travail, ce jeune strasbourgeois a fait ses classes dans la chaleur du mouvement social. Depuis un an, avec ses acolytes Xavier et Stéphane, il anime la chaîne Youtube Osons Causer, qui cumule aujourd’hui 60 000 abonnés, et bientôt 2 millions de vues. Dans ses vidéos, il livre face caméra une analyse critique des sujets qui agitent l’actualité – égalité des chances, concentration des médias, état d’urgence… – dans un langage simple, comme s’il parlait à un pote – d’où le tutoiement qui s’impose comme une évidence quand on l’aborde.
Dernièrement, Osons Causer s’est même lancé dans le format court : des vidéos de 3 minutes prenant davantage la forme de billets d’opinion sur des événements très récents – des vitres cassées de l’hôpital Necker aux menaces d’interdiction de manifester. Incrustées sur le mur Facebook de la chaîne, ces tracts-vidéos ont dépassé plusieurs fois les 3 millions de vues.
A la fois cause et symptôme d’une époque dont le fond de l’air s’empourpre, Osons Causer peut se targuer d’avoir contribué à déplacer le centre de gravité du débat public vers les thématiques sociales, en faisant entendre une voix dissonante par rapport au libéralisme dominant. C’était pourtant loin d’être gagné.
“Alimenter une offre politique alternative à Soral »
Il y a deux ans, la fachosphère assoit son hégémonie sur internet. Soral, Dieudo, Fdesouche et consorts exploitent cet espace de liberté, structurant une communauté politique hyperactive et efficace, sans rencontrer de résistance, ou si peu. Usul, débarrassé de sa casquette de critique de jeux vidéo, se bat un peu seul sur Youtube, avec sa série Mes Chers contemporains. C’est à ce moment que Ludo, sa licence de philo et de socio pour seul viatique, passe comme la rumeur à Paris. Il squatte chez son pote de prépa, Stéphane, qui vit en colocation avec Xavier, le plus geek des trois, qui avait créé à quinze ans un site de fans de Kyo.
Après avoir loupé les concours de recrutement à l’Education nationale “pour des actes manqués” – une panique à une dissertation, et un zéro éliminatoire dans la section “agir en fonctionnaire éthique et responsable” (il avait utilisé des mots grossiers) – Ludo hésite entre écrire un livre de philo sur « la compréhension » et monter une boîte de conseil « citoyenne », pour remettre l’intérêt général au centre des processus des collectivités publiques.
Paradoxalement, l’emprise des idées soraliennes sur certains de leurs amis les conduit à investir le web à leur tour.
“On ne se serait pas lancé si on n’avait pas voulu alimenter une offre politique alternative à Soral, explique Ludo. Il fallait offrir une autre vision du monde aux gens qui, faute d’une offre critique alternative, tombaient sur l’extrême droite”.
“Je lui disais qu’il devait faire une sorte de contre-point critique à toutes les thèses confusionnistes qui circulaient sur internet à ce moment là”, se remémore Stéphane, son ami depuis qu’ils se sont rencontrés il y a dix ans en prépa BL (Lettres et sciences sociales) à Henri IV.
« C’est un gros tchatcheur”
Quelques bidouillages techniques appris sur le tas par Xavier plus tard, Osons Causer – titre choisi pour le double-sens sur la “cause” – publie sa première vidéo. Sept minutes de monologue en une seule prise : “Ludo ne voulait pas refaire le taf. Il déteste relire ses copies, il a un problème avec le fait de revenir sur ce qu’il a déjà fait”, rapporte Xavier avec une pointe d’amertume.
A l’époque, Usul écoute le doux babil politique du strasbourgeois avec enthousiasme :
“J’ai vu ça d’un œil sympathique, forcément, en plus il parlait de socio, il y avait des livres dans le fond. Je trouvais le ton simple, accrocheur, même si je n’étais pas le cœur de cible. Depuis longtemps, à chaque fois que je vois des militants, je leur dis d’investir cet espace, qu’on s’y sent seuls, cernés. Osons Causer a amené un peu de renfort sur internet !”
Un an après, le style n’a pas changé, même si le trio s’est amélioré avec l’expérience. Ce que Ludo a perdu en volume de cuir chevelu, il l’a gagné en densité argumentaire. Depuis le début, le rôle d’orateur un brin idéologue lui sied à merveille : “Il parle tout le temps, explique toujours des trucs à ses potes, c’était assez naturel que ce soit lui”, explique Stéphane. “C’est récurrent : sur YouTube, il y’a beaucoup de gens qui étaient déjà des grandes gueules dans leur groupe de potes. Je pense que c’est le cas de Ludo. C’est un gros tchatcheur”, balance Usul.
“J’ai fait la campagne de Royal, c’est ma casserole”
Naturellement volubile et rompu à l’art de l’éloquence, la gouaille en plus, Ludo passe donc régulièrement son grand oral face à un jury d’internautes : “Quand on filme, il ne dit pas son texte, ce n’est pas écrit, ce sont juste des arguments. Il garde une part d’impro sur la formulation”. Assis devant une bibliothèque digne de La Joie de lire – la librairie engagée et érudite créée par François Maspero en 1957, qui a marqué des générations de militants -, il aligne les punchlines avec un accent qui hésite entre le sud-ouest et l’Alsace, décochant si nécessaire un argument d’autorité emprunté à son Panthéon – Bourdieu, Spinoza, Marx, Hegel, Lacan et Rancière.
Cette aisance n’est sans doute pas étrangère à sa formation politique. Adhérent à l’UNL en seconde, puis au MJS – “J’ai fait la campagne de Royal, c’est ma casserole”, convient-il –, il adhère en 2008 au Parti de gauche “sans y militer”, puis s’éloigne des partis : “La politique pour moi ce n’est pas la réunionite, ni la quête des cartes”. Le médiactiviste n’échappe cependant pas aux turpitudes du militantisme.
Tempête à #OnvautMieuxQueça
En février 2016, il est à Strasbourg quand il reçoit un appel du youtubeur DanyCaligula, qui le contacte pour lui proposer de participer à une action commune de vidéastes contre le projet de loi travail. Sitôt intégré à une réunion sur Skype, à laquelle assistent notamment Usul et Le Fil d’actu, il met son grain de sel dans la discussion. “On se met d’accord sur l’objectif de libérer la parole, de faire entrer la réalité du travail dans le débat public par effraction, relate-t-il. Et on s’accorde aussi sur le moyen : une campagne avec un hashtag”. Sur suggestion de DanyCaligula, ce sera #OnVautMieuxQueça.
C’est à Ludo que revient la conclusion de la vidéo. Montée et publiée en un week-end, son succès dépasse les espérances de ses concepteurs. Avec la pétition montée par Caroline de Haas, et l’appel à manifestation lancé par des syndicalistes frustrés par la lenteur de leurs directions le 9 mars, cette vidéo a lancé le mouvement contre la loi travail.
“Qui l’eut cru ? On n’en dormait plus tellement on recevait de témoignages sur le monde du travail qu’il fallait recueillir et relayer, rapporte Ludo. Dans ce mouvement social, rien ne s’est passé comme d’habitude. François Ruffin [le réalisateur de Merci Patron!, ndlr] a même contribué à lancer une nouvelle forme d’action sociale jamais vue en France ! C’est un débordement des cases permanent”. Pendant les mois d’avril et de mai, le lascar a allègrement squatté la place de la République : “Je n’ai jamais fait mieux que Nuit debout : c’était un mélange de free party, de Fête de l’Huma et d’université politique”.
Quelques mois plus tard pourtant, le collectif « On vaut mieux que ça » explose pour des désaccords sur la stratégie médiatique – Ludo et sa bande n’étaient pas contre porter la parole du collectif dans les grands médias –, et des soupçons de “politisation” (sic) voire de “récupération” – le passé de militants au PG de certains sert de pièce à conviction.
Du jour au lendemain, les trois larrons d’Osons Causer et l’équipe du Fil d’actu apprennent qu’ils ne sont plus administrateurs des réseaux sociaux de « On vaut mieux que ça ».
« On veut la mort des rock stars! »
Le putsch demeure silencieux, jusqu’à la sortie d’un livre publié par les membres exclus du collectif aux éditions Flammarion le 27 avril dernier, qui provoque l’esclandre. On reproche à ses auteurs de ne pas avoir prévenu le collectif, de se faire de l’argent sur son nom, qui plus est dans une maison d’édition qu’ils portent peu dans leur estime.
“Il y avait un clivage entre ceux qui pensaient qu’internet ouvrait des espaces politiques nouveaux, et ceux qui venaient de partis politiques et qui voulaient plutôt se servir d’internet sans proposer de changement politique structurel. Or en interne nous voulions reprendre la culture des Indignés, de Nuit debout : on veut la mort des rock stars!, raconte Usul, resté dans le collectif. Rebrander la démocratie, renouveler les têtes, changer les façades et revenir aux vieilles recettes du XVIIIe siècle ne nous convient pas”.
A croire que les guerres de chapelles rattrapent toujours les sympathisants de la cause.
Malgré les écueils et les embrouilles, Osons Causer persiste à taper la discute. Grâce à un système de financement participatif et, marginalement, aux vidéos qu’ils monétisent, Xavier, Stéphane et Ludo se partagent “un bon Smic” à trois. À la rentrée, ils réfléchissent à augmenter leur rythme de publication, et comptent se mettre à plein temps sur leur chaîne. Peut-être même qu’ils participeront à une conférence gesticulée, et des collaborations avec des médias amis sont aussi « dans les tiroirs ». De quoi irriguer cet insatiable moulin à parole politique de Ludo.
{"type":"Banniere-Basse"}