Cow-boy flegmatique à la gâchette fulgurante, Lucky Luke créé par Morris il y a 70 ans, a transformé le Far West, et avec lui le rêve américain, en un cauchemar hilarant, peuplé de lâches, d’idiots congénitaux et de crétins colériques. Une société frileuse, obsédée par le capitalisme qui ressemble furieusement à la nôtre. Analyse passionnante portée par un documentaire brillant sur Arte.
On le sait depuis sa naissance en 1946, sous le crayon énergique du dessinateur belge Morris : Lucky Luke est la gâchette la plus rapide de l’Ouest. Gare aux hors-la-loi, aux bandits et aux fauteurs de trouble en tous genres ! Le cow-boy à la mèche rebelle les aura mis hors d’état de nuire, vite fait bien fait, avant de filer à l’anglaise sur son facétieux canasson, Jolly Jumper, en fredonnant sa complainte au soleil couchant. Un scénario on ne peut plus classique au Far West, où le justicier solitaire a construit sa légende au fil des albums – 79 à ce jour, vendus à 300 millions d »exemplaires et traduits en 29 langues.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Une légende au sous-texte sexuel ?
Construire sa légende, très bien, mais pour marquer les esprits, rien de tel qu’un slogan qui claque. Et c’est en 1968, peu avant le mois de mai survolté, au moment où la série passe de l’éditeur belge Dupuis au français Dargaud – notamment lors de la parution de l’album La Diligence –, que René Goscinny, devenu le scénariste de la série dès 1955, aura l’idée de cette formule fabuleuse, qui dès lors collera aux éperons de Lucky Luke et figurera sur chacun de ses albums : « l’homme qui tire plus vite que son ombre ».
Laissons de côté le supposé sous-texte sexuel – les soupçons d’un héros porté sur la bagatelle, voire éjaculateur précoce –, assez peu probable dans une BD pratiquement exempte de romances et de présences féminines.
Une société frileuse et lâche peuplée d’abrutis
La formule en revanche a le génie de faire basculer l’univers du western dans une sorte de non-sens, de folie surréaliste un brin paranoïaque. Paranoïa ? Comme vous y allez ! Et pourtant, observez le dessin de Morris en quatrième de couverture : Lucky Luke, pétrifié, n’en revient pas d’avoir croisé son ombre, et, sans même réfléchir, il la cloue d’une balle dans le buffet… Bien sûr, il s’agissait d’outrer le trait, de pousser la logique folle de la rapidité plus rapide qu’elle même, mais la tentation est grande de glisser sur un terrain psychanalytique, voire politique : Je est un autre et cet autre est de trop.
Et si Lucky Luke, héros franco-belge né sous les Trente glorieuses, dans une Europe d’après-guerre, obsédée par sa reconstruction et son essor économique, était en somme la métaphore d’une société qui a peur de son ombre ?
Xénophobe et raciste ? Sans aller jusque là, disons étriquée et frileuse, à l’image de la sage Belgique et de la France qui, sous de Gaulle et Pompidou, roupillait ferme, avant Mai 68.
Et ce n’est pas ce remarquable documentaire, que Guillaume Podrovnik consacre à notre héros, fêtant cette année ses 70 printemps, qui démentira notre fumeuse analyse. Au contraire. Recueillant les paroles des meilleurs spécialistes du « poor lonesome cowboy » – notamment Hugues Dayez, ou encore Stéphane Beaujean et Jean-Pierre Mercier, auteurs d’un essai érudit, l’Art de Morris, paru l’année dernière dans le prolongement d’une exposition éponyme à Angoulême –, le film souligne parfaitement la portée politique de cette bande dessinée.
Si toutes les aventures de Lucky Luke se situent en Amérique, dans un Far West réinventé, passé au filtre de la fiction, du cinéma et de l’Histoire – la ruée vers l’or, la construction du chemin de fer, l’arrivée du télégraphe, la guerre de Sécession, la spoliation des Indiens –, c’est aussi notre société et ses travers que le trait percutant de Morris, bientôt associé à l’humour parodique et ravageur de Goscinny, épingle.
La bêtise comme révélateur
Une société veule, lâche, obsédée par l’argent et le capitalisme naissant, et surtout gangrenée par la bêtise.
Une bêtise colossale qui essaime dans toutes les couches sociales et n’épargne personne, des piliers de saloon aux impayables gueules d’abrutis, à la naïveté d’Averell Dalton, qui a toujours et sur tout un temps de retard, jusqu’au chien stupide Rantanplan, parodie du héros canin Rintintin, aussi demeuré que le berger allemand de la cavalerie était intelligent. Rantanplan, qui, comble d’ironie et d’irrévérence, porte l’étoile de shérif et, en quelque sorte, incarne la Loi – façon subtile de traiter les dirigeants et les représentants du pouvoir d’imbéciles.
« Morris n’arrivait pas à se débarrasser de la méchanceté. Ce que Goscinny lui a apporté c’est de remplacer la méchanceté par la bêtise », analyse finement Stéphane Beaujean.
Certes, la méchanceté, la cruauté, la violence, la prostitution, le sexe sont partout dans Lucky Luke, mais de façon détournée, allégorique – la loi de 1949 muselant les publications pour la jeunesse, exerçait une censure de fer, qu’il fallait bien contourner ; la satire sera un bon moyen d’y parvenir.
Le western parodique
C’est en puisant aux sources même du western, que Maurice de Bevere alias Morris va construire son personnage. Des premiers films du genre – notamment les westerns européens et muets de Joe Hamman – aux chefs-d’œuvre hollywoodiens (La Diligence s’inspire directement de La Chevauchée fantastique de John Ford ), l’imaginaire américain façonne son héros, qui emprunte autant à la silhouette de Gary Cooper, qu’à celle de James Stewart, et plus tard, au Clint Eastwood taiseux et solitaire de la Trilogie du dollar de Sergio Leone.
Un imaginaire nourri également de ses propres souvenirs des grands espaces américains. Après avoir traversé les Etats-Unis d’est en ouest en 1948, en compagnie de Franquin et de son mentor Jijé, Morris demeurera encore 7 ans à New York. C’est là qu’il fera la connaissance de Goscinny, Français d’origine juive, ayant grandi à Buenos-Aires, et aussi de la petite bande de Mad, un magazine cultivant la satire au vitriol, mené par Harvey Kurtzman.
A leur contact, son héros va évoluer, et avec lui l’esprit de la BD. Morris, bien avant les westerns italiens de Leone en somme, jouera de cette veine parodique et grinçante, notamment en insérant dans ses histoires des personnages aux traits directement empruntés à des acteurs – Jack Palance sera le Phil Defer implacable de l’album éponyme, David Niven le professeur de bonnes manières de Calamity Jane, ou Lee Van Cleef, acteur leonien, le chasseur de primes…
Moins sombres et plus humoristiques sous la plume de Goscinny, dont la collaboration marque incontestablement l’âge d’or de la série, les aventures de Lucky Luke développent un humour corrosif, reposant sur un comique de situation plutôt que sur le jeu de mots – que Morris détestait.
Pop Art
Débarrassé du scénario, confié à Goscinny, simplifiant le dessin en réduisant personnages et décors à des lignes abstraites, Morris peut enfin se concentrer sur ce qui lui importe le plus : la mise en scène, utilisant la grammaire cinématographique et celle du dessin animé – à ses débuts, il avait travaillé dans l’animation. Plans d’ensemble pour poser le décor, plongées, contre-plongées, gros plans, plans symétriques pour traduire spatialement la temporalité du récit, etc. Il pousse l’invention graphique jusque dans l’usage d’aplats de couleurs vives et primaires.
Une mise en couleurs volontairement anti-réaliste, proche du pop art. Sous son pinceau, les ciels deviennent des monochromes jaunes ou oranges, les personnages évoluent en ombres chinoises, en bleus ou violets, des pages sont entièrement passées au filtre rouge – pour figurer un incendie par exemple. Les lignes s’épurent, se géométrisent, et la narration d’une liberté folle adopte aussi une codification des émotions, notamment à travers l’usage d’accessoires comme le chapeau – lancé en l’air pour signifier la joie, jeté rageusement au sol et piétiné pour manifester la colère.
Une inventivité qui hélas tendra à se figer à la mort de Goscinny en 1978 puis au décès de Morris en 2001. Le héros, selon la volonté de son créateur, ayant été maintenu en respiration artificielle, grâce au crayon fidèle mais un poil paresseux de Achdé et par des scénaristes souvent peu inspirés. Le dernier opus avec Jul, La Terre promise, quoique faiblard, étant finalement le moins mauvais des post-Morris.
Mêlant à des analyses lumineuses, un montage fécond de dessins animés, de films d’époque, d’archives sur la jeunesse du dessinateur, de planches et autres extraits d’interviews, cet excellent documentaire livre une superbe réflexion sur la construction d’un imaginaire, entre vision fantasmée de l’Amérique et lecture en miroir de nos propres sociétés européennes. Bref, un petit bijou d’intelligence.
Lucky Luke, la fabrique du western européen, documentaire de Guillaume Podronik, diffusé sur Arte, dimanche 18 décembre à 17h35, et en replay sur le site de la chaîne pendant 7 jours.
{"type":"Banniere-Basse"}