Après le scandale du Mediator, va-t-on parler de celui du Lovenox ? Cet anticoagulant fabriqué avec une hormone extraite des intestins de vache, de mouton ou de cochon aurait déjà tué 80 personnes.
Levieux raconte : « Eloit m’a répondu qu’aucun texte n’obligeait Aventis à utiliser une méthode de contrôle de ses matières premières et qu’ils ont de toute façon un pharmacien qui engage sa responsabilité sur la qualité du médicament. Autrement dit, il fallait faire confiance aux déclarations de la firme et ne pas s’interroger sur l’efficacité de ses tests sur les matières premières. »
Depuis 2001, le professeur Eloit reçoit reçoît des revenus de Sanofi-Aventis
Un détail de première importance pourrait peut-être aider à comprendre cette relation de confiance entre l’expert de l’Afssaps et Sanofi-Aventis : en dehors de l’Afssaps, le professeur Eloit reçoit des revenus de Sanofi-Aventis depuis 2001. Pour des missions ponctuelles, comme il nous le confirme, à 1000 euros par jour, il doit examiner et corriger les dossiers scientifiques que le fabricant du Lovenox envoie pour validation à l’Afssaps. Voilà qui s’appelle un « conflit d’intérêts élevé » selon la classification même de l’Afssaps et fait peser un lourd soupçon sur l’honnêteté de l’expertise publique en France.
Les liens de l’expert de l’Afssaps avec la firme ne s’arrêtent pas là. Quelques mois après sa rencontre avec Levieux, le 12 octobre 2002, Eloit signe une brochure Sanofi-Aventis destinée à rassurer les pharmacies hospitalières sur la sécurité des héparines. Le 19 mai 2003, le même homme se retrouve sur l’estrade d’un atelier organisé par Sanofi-Aventis sur la sécurité biologique du Lovenox.
Comment ce scientifique justifie-t-il ce double rôle ? Nous le rencontrons dans son bureau de virologue de l’Institut Pasteur. Allure sportive, décontractée, aimable. De Levieux, qui venait l’alerter, il se souvient surtout d’un homme intéressé :
« Monsieur Levieux m’est apparu ce jour-là comme un justicier qui avait une méthode à vendre parmi d’autres existantes. Mais la vraie sécurité, dans l’hypothèse d’une contamination, reposait alors sur l’inactivation du prion au cours de la fabrication. C’est justement ce que faisait Aventis ! Alors qu’il n’y avait pas d’obligation, je le leur recommandais fortement. »
Sauf qu’à l’époque (2004), le Journal officiel de l’Union européenne expliquait que les méthodes d’inactivation du prion restaient imparfaites.
Changement de ton
Nous questionnons le professeur sur son double rôle et lui parlons de cette brochure qu’il a signée en 2002 pour rassurer les hôpitaux sur la sûreté des héparines. Sa réponse fuse : « Je n’ai jamais signé ça. » Nous la sortons de notre sac. Il la relit avec soin puis finalement assume : « Par rapport aux connaissances de l’époque, je n’ai rien à enlever, même à quelques détails près. » Nous reposons la question : payé par le fabricant du Lovenox, pouvait-il se montrer neutre et objectif devant la mise en garde de Levieux sur le Lovenox ? Le professeur, jusque-là chaleureux, prend soudain un ton froid :
« Je ne suis pas intéressé aux résultats du laboratoire. Je suis payé de la même manière quoi que j’écrive. L’Afssaps et la terre entière sont au courant. L’Afssaps ne me demande pas mon avis sur le dossier Lovenox de Sanofi-Aventis qui inclut mon rapport (le rapport Lovenox, que Sanofi-Aventis lui a demandé d’examiner avant qu’il soit soumis à l’Afssaps – ndlr). »
Embarrassé, Eloit signale qu’il existe aussi des conflits d’intérêts chez les journalistes. Difficile de le contredire, mais il ne nous en dira pas plus.
Après lui, nous essayons de contacter l’Afssaps mais ses responsables refusent l’interview. Quant à Levieux, après son entretien raté avec Eloit, il se retrouve le 30 avril 2002 dans le bureau de Jean-Hugues Trouvin, directeur de l’évaluation des médicaments d’origine biologique à l’Afssaps. Celui-ci répond à Levieux que chez Sanofi-Aventis, les contrôles sur les héparines sont sûrs et qu’un pharmacien responsable leur apporte sa caution.
Cinq ans plus tard, un cardiologue, Philippe Lechat, dirige l’Afssaps. Comme les autres, Lechat n’exigera aucun contrôle supplémentaire sur les héparines de Sanofi-Aventis. Attardons-nous une seconde sur cet homme. Lechat, quand il est nommé directeur de l’Afssaps en 2007, est le principal enquêteur d’une étude payée par Sanofi-Aventis. Cette étude porte sur la validation du Lovenox chez des insuffisants rénaux. Cela donne un nouveau lien d’intérêt « élevé », selon la classification de l’Afssaps.
Comment l’expert justifie-t-il qu’il travaillait en privé pour un médicament qu’il était censé évaluer pour la santé publique ?
« La dernière étude que j’ai faite pour Sanofi-Aventis s’est terminée en 2010, explique-t-il, alors qu’effectivement j’étais en poste à l’Afssaps. Mais j’avais pris soin auparavant de ne plus travailler comme l’investigateur principal mais comme conseiller scientifique. »
Ainsi va, en France, l’indépendance de la santé publique. Et ce que Poirier et Levieux redoutaient arriva.
Le 28 février 2008, alerte sanitaire mondiale sur les héparines. Environ 80 personnes sont mortes et d’autres ont connu des chocs allergiques, principalement aux Etats-Unis et en Allemagne, à cause de plusieurs lots fabriqués en Chine. Ce n’est pas le prion qui est responsable mais une substance toxique ajoutée frauduleusement en Chine : la chondroïtine hypersulfatée, molécule proche de l’héparine et surtout beaucoup moins chère. Aux Etats-Unis, le laboratoire Baxter remballe fissa toute son héparine. En France, Sanofi-Aventis retire en urgence onze lots de Lovenox du marché. Poirier et Levieux avaient donc raison d’exiger des contrôles plus stricts sur ce qui venait de Chine.
« On est obligés de naviguer entre deux risques »
Le 25 avril 2008, l’Afssaps applique soudain les recommandations des deux hommes. Elle demande à tous les laboratoires de France de mettre en place des contrôles de la qualité des héparines. Mais à la fin du texte de l’Afssaps envoyé aux laboratoires, un drôle de paragraphe attire notre attention. « En cas de pénurie globale (d’intestins – ndlr), il pourra être envisagé de s’écarter de ces exigences (de contrôle – ndlr) dans certaines limites, après concertation avec l’Afssaps. » En clair, on pourra accepter des héparines extraites d’intestins de vache.
La même année, un règlement européen précise que l’on peut préparer les héparines « à partir de muqueuses intestinales de boeuf ». Pourquoi prendre à nouveau ce risque ? Le professeur Lechat nous répond par mail. « Avec un médicament essentiel comme l’héparine, on ne peut pas se permettre une situation de carence d’approvisionnement. Le nombre de décès serait sans commune mesure. Les porcs bretons ne suffisent pas ! On est donc obligés de naviguer entre deux risques : la contamination par le prion en cas d’utilisation de muqueuses de boeufs, ou une carence d’approvisionnement si on se limite au porc. Le fabricant d’héparine se garde donc la possibilité d’extraire son héparine à partir de muqueuses de boeufs. Mais le risque est réduit car les progrès technologiques ont permis de mieux garantir l’élimination du prion. On n’est plus dans la situation d’avant 2000. »
Cette réponse de Lechat fait bondir Didier Levieux. Il considère que ce calcul serait valable s’il n’était pas faussé, justement, par la Chine :
« Ce propos me paraît vraiment inquiétant ! Certes, il y a moins de cas de vache folle déclarés dans le monde mais, contrairement à l’Europe, la Chine qui fournit plus de 50% des héparines mondiales reste complètement opaque sur ses cas de vaches folles ! En octobre 2010, le Sénat et la Cour des comptes américains ont conclu que la Chine n’avait pris aucune mesure supplémentaire de contrôle sanitaire depuis la crise de 2008… Ajoutez à cela que l’on sait aujourd’hui que les outils d’inactivation du prion sont d’interprétation difficile. »
Que répond le professeur Lechat ? Il nous renvoie sur l’homme qui s’occupe à l’Afssaps des affaires internationales, Jacques Morénas. Concernant la Chine, celui-ci se montre plus optimiste que les Américains : « Depuis deux ans, la Chine bouge. On observe que les autorités manifestent une véritable volonté politique de rejoindre les standards de l’OMS en matière de sécurité sanitaire. Tout n’avance pas assez vite, probablement, mais il y a un vrai coup d’accélérateur. » Donc plus de doute. On fait confiance à la Chine qui bouge et on autorise doucement l’intestin de vache made in China.
A Paris, Jacques Poirier remballe ses chemises de couleur, sa mallette et s’en va vers le RER. Il rejoint le collège de banlieue où il enseigne aujourd’hui les sciences naturelles. Aucune firme pharmaceutique ne lui a jamais reproposé un poste de vétérinaire chargé de la sécurité des produits. Il se sent comme « grillé » dans l’industrie pharmaceutique. Mais il se bat toujours pour empêcher le retour des héparines chinoises à haut risque.
En décembre 2005, il dépose au parquet de Paris une plainte contre son ancien employeur Sanofi-Aventis. Pour licenciement abusif ? Non : pour « mise en danger d’autrui et tromperie sur l’origine et la qualité de la marchandise ». Cette plainte sera classée sans suite en mai 2007, sans que le parquet ne motive sa décision. Poirier dépose une nouvelle plainte en 2008 après que les héparines chinoises ont entraîné la mort de 80 personnes. Il accuse de nouveau Sanofi-Aventis d’avoir mis en danger des vies en négligeant des règles de sécurité. Un an après, le parquet classe de nouveau sans suite, toujours sans expliquer sa décision.
Pascale Tournier
*Sanofi-Aventis est issu de la fusion en 2004 de Sanofi-Synthélabo et Aventis. Pour la commodité de la lecture, nous avons conservé au laboratoire son appelation actuelle quelle que soit la période envisagée.