Dans ses romans et essais, Siri Hustvedt explore la complexité de l’âme humaine. Avec la science, la philosophie ou la psychanalyse, elle sonde aussi ses propres tourments. Rencontre avec une figure incontournable de la littérature new-yorkaise.
Siri Hustvedt a eu à surmonter deux obstacles : un physique de mannequin scandinave et un mari mondialement célèbre. Et aujourd’hui encore, celle qui vient de passer les trente dernières années à écrire reste pour certains “la femme de Paul Auster”. “Il ne faut pas oublier que quand j’ai rencontré Paul, il était poète et venait d’être refusé par dix-sept maisons d’édition”, rectifie t- elle avec la rapidité cinglante de celle qui n’en peut plus du cliché. “Je ne me suis jamais sentie dans l’ombre de Paul : c’est une vision extérieure de notre couple, de mon travail d’écrivain. Mon identité intérieure, ce n’est pas “la femme d’Auster”, même si pour certains journalistes, c’est ce que je serai toujours. Vous avez à préserver votre identité, votre singularité, parce que c’est ce qui est au travail quand vous écrivez. Et j’écrivais bien avant de rencontrer Paul.”
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De son coup de foudre avec Auster en 1981 lors d’une lecture de poésie, elle dit simplement qu’il était irrésistible, “la plus jolie chose que j’aie jamais vue”. Plus tard, quand ils achèteront leur grande maison dans le quartier de Park Slope à Brooklyn, Auster se retournera vers sa femme, alors poète elle aussi : “Pas mal, non, pour des poètes ?” Dix ans plus tard, en 1992, Siri Hustvedt publiait son premier roman, Les Yeux bandés, et depuis trois autres ont suivi, constructions ultrafines de vies déconstruites et à reconstruire : une experte en miniatures de plusieurs centaines de pages qui s’est imposée comme un écrivain à prendre autant au sérieux que son mari.
C’est une des rares journées agréables de ce mois de mai raté, et elle est arrivée en sandales et lunettes de soleil à la terrasse du restaurant italien où le rendez-vous est fixé. Peau transparente, poignets d’une finesse à se briser, délicatesse de porcelaine anglaise du XVIIIe siècle, celle qui exsude la fragilité d’une héroïne de Jane Austen commande force rosé avec la sensualité de l’écrivain américain à Paris qui sait qu’elle n’a aucune autre interview dans l’après-midi.
On ne comptera pas pour autant sur elle pour la trivialité. Il y a chez Siri Hustvedt la profondeur de celle qui n’a jamais cessé de chercher à comprendre l’âme humaine, qu’on ne trouve que chez ceux qui ont eu à souffrir de dysfonctionnements. Pourtant, elle pourrait juste s’amuser, forte de son bonheur de femme bien mariée, mère d’une Sophie de 22 ans (musicienne), écrivain au succès aujourd’hui international, aînée de quatre filles aimées par des parents attentifs. Tant et si bien que l’on se demande d’abord si cette pose de grande souffrance n’est pas un accessoire d’enfant gâté. Mais si ses essais – écrits entre 1996 et 2005 – qui sortent aujourd’hui dans le recueil Plaidoyer pour Eros témoignent, qu’il s’agisse de textes autobiographiques ou littéraires, de cette facilité et de cette chance qu’elle a eues dans l’existence, ils portent aussi en eux la faille, la fragilité, une souffrance même, bref tout ce qui fait le mystère d’un être, aux autres comme à lui-même. “Je suis heureuse, j’aime toujours mon mari, ma famille. Mais la vie humaine est plus compliquée, disons plutôt, le désir est plus compliqué. Etre comblée, ce serait d’un ennui total. Le moteur de la vie, c’est le désir, et le désir, c’est vouloir, attendre, chercher…”
Chercher à se comprendre soi, d’abord. Trop de bonheur nuit peut-être à la bonne lecture de ses propres césures, qui s’expriment alors par détour : de ses migraines insoutenables à ses crises de convulsions inexpliquées, Siri Hustvedt semble porter en elle, sous cette apparence de perfection lumineuse, cet autre qu’on ne connaît pas et ne maîtrise jamais, et qui est au coeur de chacun de ses romans, changeant le cours de la vie des êtres à leur insu, distillant au coeur de ses histoires pourtant new-yorkaises, toujours affectives, un sentiment d’étrangeté très proche de la menace. Pas étonnant que le protagoniste de son dernier roman, Elégie pour un Américain (2008), soit un psychanalyste : “J’ai même commencé une analyse il y a un an, à la suite de crises de convulsion, où j’étais secouée de tremblements inexplicables, qui sont survenues juste après la mort de mon père. La première a eu lieu pendant que je lisais son oraison funèbre lors de son enterrement. Et mon prochain livre sera un essai autobiographique sur la médecine vue à travers mon cas. Car si mon problème est d’ordre neurologique, je suis sûre qu’il existe une cause nichée dans l’inconscient. De toute façon, pour moi, il n’existe pas une seule vérité qui serait LA vérité. Il s’agit avant tout d’une expérience humaine. On ne peut séparer fiction, réel et fantasmes. C’est pourquoi j’ai besoin de multiplier les disciplines, qu’il s’agisse de la science, de l’analyse, de la neurobiologie, de la philo, de la littérature, pour comprendre. La science nous a trop habitués à une vision objective de la vérité, à de la logique, or je n’y crois pas. Comme le disait Habermas, que j’adore, tout ce que nous pouvons faire, c’est avoir entre nous une conversation qui fasse sens.”
Plaidoyer pour Eros peut se lire ainsi, comme une conversation qu’elle mène avec le lecteur et qui fait sens. Le premier essai particulièrement, Yonder, écrit en 1996, où elle interroge ce que c’est que l’ailleurs, qui est souvent une fiction : tous les textes du recueil mêlent ainsi sa réflexion sur sa propre vie à la fiction, au fantasme, à la littérature (de Fitzgerald à Dickens en passant par James) et en montrent les imbrications inconscientes. Car comme disait James, qu’elle cite : “L’art favorise l’extension de la vie, c’est le plus beau cadeau du roman.” Ainsi Yonder est un mot norvégien qui signifie “entre ici et là” – cet espace imaginaire, intérieur, fantasmagorique, qui permet d’exister, et qui transforme la vision que l’on a d’un lieu, qu’il s’agisse du Minnesota où Hustvedt est née en 1955 ou du Manhattan de la fin des 70’s où elle a débarqué pour y faire ses études.
De ses origines norvégiennes, elle a gardé “un esprit, une rigueur trop protestants. Soit un goût pour la perfection dont je dois constamment me méfier.” Avoir 54 ans lui a amené “une conscience aiguë de ma mortalité. Je sais aujourd’hui que le temps m’est compté, que je peux mourir demain, et que je dois travailler plus encore.” Elle écrit chaque matin, consacre ses après-midi à la lecture et ses soirées à parler de littérature avec Paul Auster. Ils ont, depuis le début, établi entre eux un deal tacite : se dire franchement ce qu’ils pensent du travail de l’autre. “Parfois, c’est très difficile à entendre. Mais c’est nécessaire. Et ça fonctionne parce que nous avons un rapport de confiance et de respect mutuels très fort.”
Ensemble, ils ont activement soutenu la campagne de Barack Obama, en écrivant, mais aussi en donnant de l’argent à son parti, en aidant ses manifestations. “Et je n’en reviens toujours pas. Cet homme est un rêve. Je suis complètement amoureuse de lui.” L’après-midi arrive : il est temps, pour Siri Hustvedt, de se préparer à sa soirée. Pas de dîner entre amis dans un restaurant chic de la capitale, mais une soirée de débat avec des psychanalystes, des psychiatres et des philosophes dans un centre de neurobiologie parisien. Constamment habitée par son sujet. Elle lance avant de partir une phrase d’un roman de Dickens : “I am momentarily expecting something to turn up” (“J’attends en ce moment que quelque chose arrive”). Selon elle, une définition possible de l’existence.
Plaidoyer pour Eros (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Boeuf, 265 pages, 22 €
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