Comment écrire de bons romans avec la Shoah sans s’en faire l’historien ? Tandis que Paul Verhaeghen trompe son lecteur avec maestria, Edgar Hilsenrath opte pour une farce très grinçante.
Parfois, le lecteur ressemble à un cobaye que l’auteur manipule avec une certaine perversité. C’est le sentiment que l’on éprouve en se plongeant dans Oméga mineur, l’ample et ambitieuse fresque du XXe siècle par Paul Verhaeghen, écrivain belge virtuose et, ce n’est sans doute pas anodin, professeur de psychologie cognitive à New York.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On dévore son épais roman avec avidité quand, à mi-parcours, la fascination s’émousse brusquement, cédant la place à une déplaisante impression de déjà-vu. Sensation d’autant plus dérangeante qu’elle est suscitée par le récit d’un des personnages, Jozef De Heer, rescapé de l’Holocauste.
Nous sommes en 1995. Le vieil homme a entrepris de raconter sa vie à Paul Andermans, un étudiant flamand croisé dans une chambre d’hôpital de Berlin. Il évoque longuement son expérience de la guerre : la Nuit de cristal, son père violoniste torturé par la Gestapo, sa déportation à Auschwitz et comment il a survécu.
Evidemment, son histoire est terrible, et pourtant elle engendre un certain ennui. Pire, l’impression coupable, extrêmement perturbante, de l’avoir déjà lue un millier de fois, comme si le témoignage d’un survivant de la Shoah s’était mué en cliché littéraire.
En réalité, De Heer n’est qu’un mystificateur qui, pour donner plus d’authenticité à sa parole, lui a agrégé des pans entiers des livres de Primo Levi, Elie Wiesel, Martin Gray, Jorge Semprun, Art Spiegelman et tous les “classiques” de la littérature concentrationnaire.
Risque d’une banalisation de l’histoire
Outre sa redoutable efficacité romanesque, ce retournement pose une question vertigineuse car elle en fait naître mille autres : la littérature fait-elle courir à l’histoire le risque d’une banalisation, risque d’autant plus dangereux s’agissant de la Shoah ?
Avant même la révélation de la supercherie, Verhaeghen met ces mots dans la bouche de De Heer : “Il existe un genre littéraire sanctifié, une forme canonique à jamais fixée par les premiers travaux d’écrivains comme Elie Wiesel et Primo Levi, un cadre dans lequel déverser notre histoire, et ceci, affirment-ils, est la seule façon acceptable de parler de l’Holocauste…”
Prendre des libertés avec cette “forme canonique” – récit sobre, objectif et tout en retenue –, ce serait en quelque sorte s’écarter de la vérité. Pourtant, c’est parce que certains l’ont respectée à la lettre qu’ils ont pu tromper le monde entier.
Ainsi, pour ne citer que lui, Binjamin Wilkomirski, alias Bruno Grosjean/Doessekker, avec ses Fragments parus en Allemagne en 1995 et en France en 1997. Dans ce livre, le musicien suisse témoignait de son enfance durant l’occupation nazie et de son internement à Auschwitz. Acclamé partout comme un “classique” de l’Holocauste, le livre reçut même le prix Mémoire de la Shoah. Tout était faux.
De là à conclure que la littérature, même clairement estampillée “fiction”, serait fatalement une falsification de l’histoire, c’est tout le débat qui a récemment opposé, par tribunes interposées, Claude Lanzmann et Yannick Haenel, le réalisateur de Shoah reprochant à l’écrivain d’avoir inventé les propos du résistant Jan Karski.
Un roman n’est pas un document historique
La fiction peut-elle s’approprier l’histoire sans risquer de la dénaturer ? Le romancier doit-il se borner à une reconstitution fidèle, littérale et non plus littéraire, quitte à empiéter, et souvent maladroitement, sur les plates-bandes de l’historien ?
Ce qui est certain, c’est que les romans ne peuvent être confondus avec des documents. Surtout qu’un roman “historique” évite rarement l’écueil de la “folklorisation” de l’histoire (idem au cinéma : voir La Rafle), une approche un peu kitsch qui ne sert pas forcément les événements relatés, à moins d’un travail de recherches colossal comparable à celui accompli par Jonathan Littell dans Les Bienveillantes.
[attachment id=298]Reste que la littérature est toujours une réécriture, mais pas au sens révisionniste du terme. Plutôt, quand le livre est réussi, une interrogation de l’histoire et de son supposé sens. C’est toute la force du roman Le Nazi et le Barbier de l’écrivain d’origine allemande Edgar Hilsenrath, une farce grinçante parue en 1972 aux Etats-Unis et dont la première traduction française intégrale vient d’être publiée. Avec cette histoire d’un SS qui, après la guerre, prend l’identité de son ancien ami juif pour échapper à la dénazification, Hilsenrath va très loin. Le roman fit d’ailleurs scandale lors de sa parution en Allemagne en 1977 : comment un écrivain qui a connu les ghettos durant la guerre ose-t-il parler de l’Holocauste de cette façon ?
Hilsenrath ne recule devant aucun effet burlesque, et oui, on rit beaucoup de ce Max Schulz grotesque qui a officié dans un camp avant d’émigrer en Palestine et de devenir un sioniste fanatique. Cela ne signifie pas rire de la Shoah ; Hilsenrath l’évoque dans toute son horreur.
Aussi crue et provocante soit-elle, cette fable délivre une réflexion passionnante sur l’antisémitisme comme point culminant de la haine de soi. L’histoire est souvent un récit absurde, pourquoi la littérature ne le serait-elle pas ?
Photo : Hitler en farce dans Inglorious Basterds de Quentin Tarantino
Oméga mineur de Paul Verhaeghen (Le Cherche Midi), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro, 752 pages, 25 €
Le Nazi et le Barbier d’Edgar Hilsenrath (Attila), traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, 512 pages, 23,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}