Les exclus, ça se deale. Retour sur un phénomène récent, alors que les mémoires de Chirac sortent sous embargo.
Les kiosques exhibent chaque semaine ces unes de magazines fiers de leurs exclusivités frissonnantes : à l’un le livre de Chirac, à l’autre celui de Balladur, à l’autre encore celui de VGE ou celui de la femme d’Eric Besson révélant sa vie intime avec lui… Plus on est vieux, ou/et plus on est de droite, plus on a disparu du débat d’idées, plus on intéresse les patrons des news magazines prestigieux qui s’arrachent leurs derniers cheveux pour négocier leur “exclu”.
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Chirac livre les bonnes feuilles de son autobiographie au Point, donne son seul entretien presse écrite au partisan Figaro, s’affiche chez Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1 et chez Michel Drucker sur France 2, et basta. Ce quatuor médiatique a la mainmise sur un livre qui ne pourra ainsi jamais se frotter au risque de la critique. Lire compte moins ici que se prosterner devant un spectre.
A l’image des stars du show-biz qui ont intégré cette loi d’airain de la société du spectacle – dealer une exclu en échange d’une surexposition censée créer le buzz –, les politiques et les intellectuels médiatiques se sont mis au parfum du marketing communicationnel : pour faire parler de soi, il faut verrouiller le système de circulation de l’information. Règle n°1 : conserver jusqu’au bout le secret du contenu du livre ; règle n°2 : le confier à un journaliste de confiance qui s’engagera à assurer sa promotion dans les règles de l’art ; règle n°3 : profiter de l’opacité de la rumeur pour exciter les foules refoulées…Orchestrer et manipuler la rareté pour mieux goûter à l’opulence des réactions à venir : ce mécanisme de lancement des livres et documents s’est propagé comme un virus dans la machine éditoriale.
Comme quelques rares producteurs de films qui, au nom de leur anticipation rationnelle sur un mauvais accueil pressenti, refusent l’accès des projections à certains critiques, de plus en plus d’éditeurs bloquent l’accès collectif à la lecture de textes. Barricadé derrière des murs de protection, interdit de circulation à cause du danger qu’il court à s’exposer à la curiosité de tous, le livre devient un trésor caché qu’on transporte en convoi blindé.
La question que pose cette pratique de plus en plus répandue touche moins la manière pervertie et instrumentalisée de considérer le travail des journalistes (ils se remettront de lire le Chirac deux semaines après les quatre heureux élus) que la façon dont le milieu de l’édition repense son métier. Donner envie de lire par la conjonction d’avis attentifs, ou imposer par la voie du contrôle “publicitaire” un goût unique au lecteur berné ? La disparition du filtre journalistique servira peut-être le succès d’un livre lancé comme un parfum de luxe, mais on en oubliera très vite les effluves.
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