De l’étudiante à l’écrivaine, de la fille bardée de certitudes à la femme qui doute : le premier volume du journal intime de SUSAN SONTAG accompagne une réinvention de soi.
On se plonge dans les journaux des écrivains avec un petit côté voyeur, on espère qu’ils révèleront plus crûment, plus directement que leurs oeuvres leurs interrogations quant à ce vaste réseau absurde et angoissant et excitant qu’on appelle l’existence. Si leurs livres sont des machines à saisir le monde parfaites, quid de leur rapport à leur vie, à leurs amours, à l’autre ? Comment une intellectuelle telle Susan Sontag a-t-elle vécu l’écart entre son savoir, ce qu’elle contrôle, et la vie, ce qui échappe le plus souvent à toute théorie ?
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Sur ce terrain, Renaître, premier volume (il y en aurait trois) de ses journaux intimes, ne déçoit pas. D’abord parce qu’elle ne les destinait pas à la publication, ne les a donc pas retravaillés, nous explique son fils David Rieff dans sa prudente préface, avec l’air de celui qui n’est pas complètement certain d’avoir bien fait de prendre la décision de les sortir, et c’est bien mieux ainsi. Renaître, c’est l’intelligence de Sontag sans l’intelligence de Sontag : l’intelligence presque brute, instinctive, sans fards, contre l’intelligence de celle qui “écrit”.
Rédigés sous forme de passages lapidaires, presque de notes, ces carnets qui couvrent les années 1947-1963 accompagnent un mouvement passionnant : passer de l’image qu’on a de soi à ce que l’on est vraiment, et devoir faire avec. Et se demander comment on va faire avec. De celle qui semble presque obligée de faire “intelligente” au début de son journal intime en notant ses interrogations sur Kierkegaard, en listant les livres lus ou à lire, bref, en ne pouvant s’empêcher de poser en élève sérieuse, on passera à celle dont la focale théorique se resserre de plus en plus sur un sujet problématique, le seul sujet qui la préoccupe à mesure qu’elle se confronte à la vie et s’en prend plein la gueule, le seul sujet qui, au fond, lui échappe continuellement : elle-même. C’est qu’en quelques années Sontag, qui enseigne, va non seulement s’essayer à l’écriture romanesque mais va aussi se marier, faire un enfant (David, né en 1952), mais surtout se séparer de son mari et vivre son homosexualité à travers deux passions douloureuses pour deux femmes, H. et I., qui semblent moins l’aimer en retour. Les doutes affluent, l’image de soi s’altère : peuton être une intellectuelle sûre de son cerveau et une femme au pouvoir sexuel fragile ? “La raison pour laquelle je ne suis pas bonne au lit (ne suis pas devenue “populaire” sexuellement parlant), c’est que je ne me vois pas comme une personne capable d’en satisfaire une autre sexuellement – je ne me vois pas comme libre.” Plus loin : “Je me vois comme “quelqu’un qui essaie”. J’essaie de plaire, mais bien sûr je ne réussis jamais.” C’est ce vacillement sexuel, peut-être, chez Sontag, qui la mène à s’étudier, à se comprendre, en retournant sur elle-même ses armes intellectuelles (apprendre/observer/ analyser), comme plus tard à comprendre l’art ou le monde. Ce vacillement à l’autre (l’amante) devient vacillement d’une place dans le monde – jamais fixe, jamais gagnée, jamais satisfaisante, toujours à réfléchir, à redéfinir, à étudier.
Peu de journaux révèlent ainsi une perception aussi honnête, profonde, sans concessions, crue de soi-même, comme seule possibilité d’exister et d’exister comme écrivain : “Pour écrire, vous devez vous autoriser à être la personne que vous ne voulez pas être (de toutes les personnes que vous êtes).”
C’est le but accompli de ce journal, même dans ses notes les plus énigmatiques : “Déchirer la robe jaune” – se défaire de toutes ses protections pour mieux “renaître”, devenir enfin soi pour devenir écrivain.
Renaître (Christian Bourgois éditeur), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke, 385 pages, 23€
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