Plongée inquiétante dans l’univers mental des “tueurs de masse” à travers une compilation de journaux intimes et de lettres. Glaçant.
Il y a quelque chose de proprement fascinant à déambuler dans la psyché d’individus sur le point de commettre le crime le plus inhumain qui soit. Au départ, pourtant, le principe de cette Logique du massacre a quelque chose de risqué : livrer à froid, bruts de décoffrage, les écrits de “tueurs de masse” (mass murderers) avant qu’ils ne passent à l’acte. Les documents reproduits dans le recueil (journaux intimes, lettres, vidéos, blogs) ont été volontairement délestés de tous parachutes théoriques et autres expertises censés circonscrire une parole déviante.
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Le mérite d’un tel parti pris : désorienté, le lecteur doit sans cesse faire appel à son propre système de valeurs, et devient seul juge de croyances qui sont à l’opposé des siennes. Mais il existe, aussi, le danger de se trouver pris au piège d’un tunnel de violence psychique, sans repère, sinon celui d’un Nous voici donc plongés dans l’univers mental d’Eric Harris et Dylan Klebold – les deux tueurs adolescents du lycée Columbine –, ou dans celui de Cho Seung-hui – cet étudiant de 23 ans à l’origine du massacre scolaire le plus atroce de l’histoire des Etats- Unis (32 morts), laissant derrière lui une vidéo qui fit le tour du web en 2007.
On trouve de simples lettres (les “adieux” de Michael McLendon avant d’abattre sa mère, son chien, et dix personnes de sa famille), comme des journaux (celui de George Sodini pendant les quelques mois qui précédèrent son irruption meurtrière dans un club de fitness en Pennsylvanie).
Passé le premier vertige, un visage du tueur de masse prend forme : entre frustration sexuelle et inadéquation au monde, invectives et autoflagellation. Victime d’une haine de soi retournée contre la communauté excluante, qui déterminera à terme le lieu de la tuerie : le lycée, le lieu du travail ou le foyer familial.
Ce que ce recueil dessine aussi, c’est un profil du tueur difficilement stigmatisable. A l’inverse du serial-killer, source de fables, le tueur de masse souffre d’un déficit de représentation (seul Elephant, de Gus Van Sant, en a fait une figure mémorable de cinéma). Comme s’il était trop rattaché à un territoire américain (l’Hexagone compte un seul “tueur de foule” en la personne de Richard Durn), trop ancré dans l’actualité que seuls les médias parviennent à assimiler – pour ne pas dire théâtraliser.
Que racontent pourtant ces documents ? Les sombres effets d’une société individualiste et robotisée, les licenciements en entreprise, la solitude, “une injustice qui engendre la violence”, comme l’écrit de prison Valery Fabrikant – un prof enfermé depuis 1992 pour avoir tué quatre de ses collègues, adoptant ici une voix d’ayatollah.
Le plus perturbant reste le niveau de conscience de ces pensées consignées : là où on pensait trouver un fatras de paroles délirantes, de langues déliées mais enfermées dans le chaos nihiliste et amoral de leur conscience, on croise de la finesse et un discernement politique : “Si vous voulez que cesse le massacre, lorsque vous êtes témoin d’un abus, élevez votre voix en signe de protestation. Quand une personne victime d’un abus pète un plomb, vous pourriez être celle qui se fait tuer.”
Et même de l’humour : “Bien habillé, rasé de près, lavé, une touche d’eau de Cologne – et pourtant trente millions de femmes m’ont rejeté (mon estimation de femmes désirables aux Etats-Unis).”
Ainsi, qu’ils relèvent de la pulsion ou du plan minutieux, ces crimes de masse laissent dans leur sillon quelques textes d’une terrifiante lucidité.
Photo : Dylan Klebold et Eric Harris (videosurveillance du lycée de Columbine)
La Logique du massacre – Dernières lettres des tueurs de masse (Editions Inculte), 360 pages, 20 €
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