Une femme, un homme et la musique : Nick Hornby revient à son meilleur ménage à trois. Et comme d’habitude chez lui, c’est la musique qui vient tout ruiner… et tout sauver.
C’est une chanson de New Order, elle aurait pu figurer dans un des livres de Nick Hornby, 31 Songs, pour lequel il disséquait en 2003 ses chansons fondamentales, avec toute la succulente mauvaise foi dont est capable l’Anglais.
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Elle s’appelle Bizarre Love Triangle, et il est régulièrement question d’étranges ménages à trois dans les livres d’Hornby : un homme, une femme et, au choix, le football (Carton jaune, 1992) ou le rock (Haute fidélité, 1995). Les femmes ne pèsent pas lourd : leur adversaire est possessif, tyrannique, aveuglant.
Les hommes finissent donc seuls, avec leurs collections poussiéreuses de vinyles ou leurs maillots de football devenus trop étroits, floqués de sponsors oubliés. Ils donnent beaucoup au rock ou au football – pour un piètre retour sur investissement. On devrait le savoir. Dans pas mal de publicités, de films ou même de chansons, on a déjà vu ou entendu cette scène : des filles se vengent de garçons infidèles ou indécis – ce qui semble être un crime identique – en jetant sadiquement, par la fenêtre, un par un, des vinyles qui s’écrasent en miettes sur le trottoir. Même Jim Jarmusch n’a pu s’empêcher de filmer cette scène dans Down by Law. Bizarrement, on ne connaît pas de films ou de chansons où un homme bafoué, trompé, jette un à un les escarpins Louboutin de son ex par le balcon. Un disque cassé est parfois plus dur à avaler qu’un cœur brisé.
Les disques, ou plus précisément les collections de disques, avec toute la maniaquerie que cela implique, s’étaient déjà immiscés dans certains des couples des romans de Nick Hornby. Dans le fondateur Haute fidélité, les chansons viennent ainsi constamment parasiter, informer, sous-titrer les relations sentimentales du pauvre Rob Fleming, disquaire de son état. Et son état est plutôt délabré par ces chansons qui le hantent et l’empêchent, pour faire vite, de grandir, de devenir un adulte – bref : de renoncer.
Il était fatalement risqué pour Nick Hornby de retourner, presque quinze ans plus tard, à ce même genre “d’étrange ménage à trois” : un homme, une femme et la musique. Mais en modifiant totalement les angles du triangle, en le retournant, même, il réussit ce nouvel exploit : redonner une dynamique à cette histoire sans fin où des chansons, au lieu de se contenter de composer la BO des vies, en écrivent aussi le scénario et le pas trop happy ending.
Nous sommes en 2010 : l’obsession pour la musique ne se vit plus, comme dans Haute fidélité, dans l’échoppe d’un disquaire, mais sur un forum internet. Le niveau des conversations entre les fans de musique, lui, n’a pas évolué : régressé, même, sur le site dédié au cultissime Tucker Crowe, songwriter disparu sans laisser de traces en 1986. Mélange d’Elliott Smith pour le statut et de Salinger pour la statue, Crowe est ainsi un objet de fixation pour l’Anglais Duncan Thomson, qui réussit même à traîner sa girlfriend Annie aux Etats-Unis pour un navrant pèlerinage dans quelques lieux autrefois hantés par le chanteur – jusqu’aux toilettes d’un club sordide.
“Depuis presque quinze ans qu’elle était avec Duncan, Tucker Crowe avait toujours fait partie du lot, comme une infirmité”, écrit Hornby. Dissection juste et impitoyable du niveau de ferveur, de drôlerie, d’imbécillité et d’immaturité que collectionnent, en plus de leurs vinyles et pirates inaudibles, les authentiques fêlés de rock, ce roman n’est pourtant jamais cruel. Car une fois encore, Hornby est à la fois le psy et son patient, ricanant mais questionnant sans répit les causes de sa propre obsession pour les chansons tristes qui régissent, tyranniques, ses propres sentiments, conditionnent ses réactions.
C’est à la fois très drôle, très troublant et même flippant pour ceux qui poussent le vice de leur collectionnite jusqu’à ce genre d’extrêmes : Duncan possède l’enregistrement de chaque concert donné par Tucker entre 1982 et 1986, mais le malheur l’a néanmoins frappé. Il lui manque celui de septembre 1984 au KB de Malmö en Suède : la seule fois que Tucker a repris le Love Will Tear Us apart de Joy Division. Que celui qui n’a jamais commis ce genre de péché, puéril, régressif, absurde, me jette le premier CD.
Parlant de Tucker Crowe, Nick Hornby écrit : “Les musiciens étaient des enfoirés et ce depuis le jour où on avait inventé le luth.” Pour étendre le domaine du luth, on dira que le portrait de l’artiste en diva volage, irresponsable, assistée et indolente rappelle de manière troublante beaucoup d’articles publiés ici même dans la rubrique rock. Petit détail : Tucker Crowe n’a jamais existé. Mais on est pourtant certain de connaître toutes les anecdotes dérisoires et sublimes sur sa carrière, de posséder tous ses disques. En vinyle. On va monter au grenier les retrouver : on a un doute.
Juliet, Naked (10/18), traduit de l’anglais par Christine Barbaste, 294 pages, 19 €
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