Un flirt d’été qui tourne aux affres de l’adultère : le grand premier roman d’Irène Némirovski, sur la désillusion amoureuse, enfin réédité.
En 1924, quand elle décide d’intituler son premier roman Le Malentendu, Irène Némirovsky ignore tout ce qu’un tel titre contient de prémonitoire : de la nationalité française qui lui sera refusée par un pays où elle vit depuis l’âge de 16 ans à sa déportation à Auschwitz où elle trouvera la mort en 1942, l’Histoire n’est encore que ce pire contenu dans une boule de cristal.
Et pourtant, cette première salve romanesque projette déjà tous les grands thèmes de la désillusion qui nourriront plus tard l’oeuvre de la romancière : la cristallisation et le désespoir amoureux, le fossé entre les générations, le paradis perdu d’un monde d’avant apocalypse – qui ne cesse d’alimenter dans ses livres l’imaginaire d’une jeune génération “sacrifiée” aux traumatismes de la Première Guerre.
Le “malentendu” de ce premier roman est double, tranchant et lumineux comme une lame, bien qu’il prenne corps dans le paisible contexte d’une romance estivale. Dans un hôtel de la Côte basque livrée aux heures délicieusement étirées de l’été, une rencontre va avoir lieu entre Yves Harteloup, un jeune Parisien célibataire en vacances, et Denise Jessaint, jeune maman “gâtée, fille unique d’industriels fortunés, petite épouse choyée qui gagnait beaucoup d’argent”.
En un clin d’oeil, les plages de l’Atlantique deviennent le théâtre édénique d’un flirt de vacances, où se joue le miracle d’une innocence retrouvée. De retour à Paris, les deux amants voudront prolonger le rêve de leurs baisers mais se heurteront à deux coeurs en hiver : deux égoïsmes en puissance, acculés à se toucher sans se comprendre.
Némirovky fait preuve d’un incomparable talent à dépeindre les tourments de la passion, l’anxiété amoureuse quand elle atteint les raffinements de la torture : crises de nerfs, fétichisation du téléphone, interprétation des signes chez l’être aimé. Comme dans Chaleur du sang, cette liaison est le fruit d’un adultère – comme si l’amour, pour exister, devait naître d’un interdit – mais sa ruine repose sur une causalité autre que la transgression. Le Malentendu formule clairement un clivage de genre, irréconciliable, entre ces femmes romantiques “qui vous offrent l’éternité sur un plateau d’argent”, et des hommes trop occupés, ou trop volages, ou trop désabusés pour l’amour.
Etat qui soulève une autre dualité, et le profond “malentendu” du livre. Yves ne peut vivre cet amour – car comment aimer quand on est soi-même amputé ? Sorti physiquement indemne des tranchées, le jeune homme y a laissé sa fortune familiale et, plus dommageable encore, ses illusions et ses rêves d’absolu. Rongé par un “découragement inné”, il regarde en arrière, vers cette génération “fin de siècle” et idéalisée à laquelle appartenaient ses parents : “Les forces qu’avant on dépensait sans compter dans la passion, dans l’amour, ces forces sont usées par les mille tracas quotidiens, abêtissants, mortels…” Némirovsky transforme ainsi un fiasco sentimental en révélateur d’un mal plus ample : celui de la période de l’entre-deux-guerres, moins folle que désenchantée.
Photo : Irène Némirovski en 1928
Le Malentendu (Denoël), 176 pages, 15€