Comment une famille de la haute société militaire allemande entra en résistance contre le régime nazi. Tiré d’une histoire vraie, un objet littéraire singulier signé Hans Magnus Enzensberger.
Tenant à la fois de l’essai historique, du roman familial, de la réflexion sociologico-politique, du questionnement philosophique et de la souveraine liberté littéraire, voilà un livre fort, profond, magnifique. Hans Magnus Enzensberger raconte ici l’histoire des Hammerstein pendant les années 30 et 40, soit la vie d’une famille allemande réelle, depuis l’agonie de la République de Weimar jusqu’à l’après-guerre, en passant bien évidemment par la période nazie.
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Figure centrale de ce livre et patriarche de la famille : le général Kurt von Hammerstein, chef de l’armée allemande au moment de l’avènement d’Hitler. De vieille noblesse militaire prussienne, attaché aux valeurs de sa classe et de son époque, Kurt von Hammerstein détestait Hitler et le nazisme, tant par incompatibilité personnelle que par lucidité politique et patriotisme authentique. Mis à la retraite de l’armée dès 1934, il devint en surface un paisible ex-serviteur de l’Etat et, clandestinement, un farouche opposant au nazisme.
Sa descendance – il est père de sept enfants – est encore plus intéressante. Ses trois filles aînées notamment, qui atteignirent successivement l’âge de 20 ans au tournant des années 20 et 30. Age des découvertes, des grandes rébellions. Marie Luise fréquente les communistes et noue une relation avec l’activiste juif Werner Scholem (le frère de Gershom). Maria Therese fait de la moto, épouse en 1934 un étudiant dont le grand-père est juif. Helga se lie à Leo Roth, également juif et membre important du parti communiste allemand puis des réseaux de résistance. Papa Kurt voit peut-être d’un mauvais oeil l’évolution de ses filles, craint pour leur vie, mais ne dit rien, tolère tout, dans les non-dits et les silences plus ou moins entendus, plus ou moins complices.
Ce livre est d’abord le superbe compte rendu d’une relation filiale, avec tout l’amour, les ruptures, la complicité tacite, la pudeur et les fractures générationnelles qui s’entremêlent entre un père et ses enfants. Mais c’est aussi le tableau saisissant, vivant, incarné de la vie clandestine d’opposant dans l’Allemagne (puis l’Europe) hitlérienne. Les multiples identités, les planques, les rendez-vous secrets, les lettres cryptées, les voyages clandestins, les missions… Tout un quotidien marqué par l’angoisse, l’incertitude, le danger de mort se déploie ici avec précision, sans pathos ou surlignage romantique.
Est évoquée aussi la question communiste – l’alliance entre Hitler et Staline, le début des purges staliniennes. Certains des personnages réels de ce livre connurent la double peine d’être poursuivis à la fois par les nazis et par les soviétiques.
S’il y a eu beaucoup d’ouvrages consacrés aux nazis, aux résistants, aux Juifs, aux déportés, celui-ci est l’un des rares qui plonge de façon aussi claire et émouvante au coeur de la résistance issue des plus hautes sphères de la société allemande et de cercles proches du pouvoir, dans l’une des – peu nombreuses – familles allemandes dont aucun membre n’était national-socialiste.
La forme que prend ce livre est au moins aussi intéressante que son sujet. Enzensberger a eu recours aux outils classiques de l’historien : textes, archives, correspondances, témoignages, autant de documents à partir desquels il construit un récit aussi prenant qu’un roman. De façon moins classique, il insère ses propres commentaires dans de courts chapitres qu’il nomme “gloses”, et invente enfin des entretiens posthumes avec certains personnages clés de son récit.
Dans l’ultime chapitre, Enzensberger explique pourquoi son livre n’est pas un roman, ce qui est assez aisé à comprendre, personnages et situations étant prélevés dans l’histoire réelle. Mais l’auteur refuse également le sceau scientifique du récit historique, expliquant qu’aucune de ses sources ne peut être tenue pour vérité absolue : témoignages oculaires, oraux, documents des services secrets, tout est sujet à subjectivité, erreur, enjolivement a posteriori, mise en contexte, lectures diverses…
Ce grand livre est sous-titré “Une histoire allemande”, et “histoire” est bien à prendre ici dans les deux sens du terme. Ni récit historique, ni roman, peut-être un peu les deux, ou autre chose d’indéfinissable, Hammerstein ou l’intransigeance est un objet littéraire non identifié qui offre un regard neuf, affiné, complémentaire sur une époque qui a déjà fait couler des hectolitres d’encre et dont on croit souvent tout savoir. A tort, la preuve.
Photo : le général Kurt von Hammerstein
Hammerstein ou l’intransigeance – Une histoire allemande (Gallimard), traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, 391 pages, 23,50€
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